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La culture stratégique de la mémoire : 80 ans depuis la libération de Belgrade

La Serbie a fêté cette année les 80 ans de la Libération de Belgrade par l’Armée Rouge et les Partisans de Tito. Un événement qui, pour Matija Malešević, chercheur associé de l’Institut d’études politiques de Belgrade, est un des événements culturels et historiques les plus significatifs en Serbie de l’année et pèse très lourd dans les relations entre la Serbie et la Russie aujourd’hui encore.

Il y a exactement 80 ans, les Partisans yougoslaves et l’Armée rouge, sous le commandement commun du maréchal Tito et du général Jdanov, ont mené avec succès l’opération de libération de la capitale après trois ans d’occupation nazie. Pour l’Armée rouge, cette opération était une étape de plus dans sa progression vers Berlin, tandis que pour les partisans yougoslaves elle marquait le début de la construction d’une nouvelle Yougoslavie socialiste. Alors que les forces soviétiques poursuivaient leur avancée vers Budapest, les partisans ont joué le rôle de pont entre l’Armée rouge en Hongrie et les alliés occidentaux en Italie, maintenant la ligne sur le front de Srem. Après la libération de la Croatie et de la Slovénie et la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Partisans ont obtenu le statut de membre à part entière de la coalition anti-hitlérienne, ce qui deviendra plus tard la base de la « voie non-alignée » durant la guerre froide. Malgré les incessants jonglages entre l’Est et l’Ouest, pour les Serbes l’opération de Belgrade reste le symbole le plus important de la fraternité russo-serbe, comme l’a récemment rappelé Vladimir Poutine, évoquant « Une base fiable pour le développement du partenariat stratégique entre les deux pays ».

Mettre en avant le passé socialiste commun peut sembler contradictoire et opposé pour beaucoup, surtout si l’on sait que Moscou et Belgrade ont officiellement renoncé au communisme et accepté le libre marché comme base de leur organisation socio-économique. D’autant plus qu’un grand nombre de citoyens trouvent les fondements des relations russo-serbes dans un lointain passé antique, dans une langue et une culture slaves communes. Au cours du Moyen Âge, le christianisme oriental a joué un rôle majeur dans le rapprochement spirituel des deux peuples. Il ne faut pas non plus oublier les guerres de libération contre l’Empire ottoman, qui ont marqué l’époque moderne. La Première Guerre mondiale occupe une place particulière dans l’histoire commune, lorsque le tsar russe Nicolas II a déclaré la guerre à l’Allemagne en réponse à l’attaque de l’Autriche-Hongrie contre la Serbie. Sans exagération, presque chaque mois de l’année pourrait avoir un jour d’une signification particulière pour les relations entre les deux peuples, mais le 20 octobre reste le plus significatif. Les raisons doivent être recherchées non seulement dans la logique des relations bilatérales, mais dans un contexte international plus large.

Au cours des trois dernières décennies, depuis la chute du mur de Berlin et le désir du gouvernement russe de construire une “maison européenne commune” de Lisbonne à Vladivostok, nous avons été témoins d’une expansion agressive des structures euro-atlantiques vers l’Est. Du point de vue du réalisme, le remplissage du vide politique en Europe de l’Est après l’effondrement de l’URSS fait partie de la rivalité naturelle entre grandes puissances, ce qui ne devrait pas, en soi, susciter d’inquiétude, notamment de la part d’une puissance nucléaire comme la Russie. Cependant, le défi existentiel pour la Russie ne réside pas tant dans la proximité physique de missiles balistiques, mais dans les processus culturels et historiques qui se déroulent en arrière-plan. En particulier en Ukraine, où la Russie est confrontée à un appareil d’État qui défend ouvertement une idéologie défaite lors de la Seconde Guerre mondiale. Il suffit de rappeler les hommages rendus régulièrement à Stepan Bandera, responsable de la collaboration avec le Troisième Reich, mais aussi de crimes brutaux tant contre les Russes que contre les Polonais. Le célèbre bataillon Azov, avec sa symbolique nazie, a été intégré sans problème à la Garde nationale d’Ukraine. La loi sur la décommunisation, adoptée en 2015, est particulièrement problématique, car elle prescrit le changement de nom des rues, le retrait des monuments et d’autres symboles publics qui promeuvent l’histoire commune russo-ukrainienne. Observés individuellement, les phénomènes sociaux en Ukraine sont généralement interprétés comme une exception à la règle, confirmant que l’Ukraine est un État démocratique sur la voie des intégrations euro-atlantiques. Cependant, dans le contexte de l’hystérie anti-russe, cela devient une preuve irréfutable de la nature fasciste du régime ukrainien. On ne peut expliquer autrement le fanatisme politique de Kiev, sa volonté de sacrifier même le dernier Ukrainien pour protéger la civilisation européenne des “Moscovites”, qui, selon les mots d’un blogueur ukrainien parmi les plus populaires, possèdent un “gène d’esclave”, insensible aux valeurs des peuples occidentaux développés.

Le vrai visage des intégrations euro-atlantiques se révèle précisément à sa périphérie, où, pour des objectifs géostratégiques, la suprématie raciale d’un groupe de peuples sur un autre est ouvertement soutenue. À travers la révision historique, une nouvelle chance est donnée à une idéologie vaincue lors de la Seconde Guerre mondiale pour un retour en force, même si l’Union soviétique n’est plus qu’un lointain souvenir. L’Ukraine est un excellent exemple d’intolérance nationale et raciale, mais malheureusement, ce n’est pas le seul. Dans les États baltes, la politique russophobe est accompagnée d’une glorification ouverte du fascisme et des collaborateurs locaux de la Seconde Guerre mondiale. La coopération de plus en plus étroite entre les démocraties libérales de l’Europe de l’Ouest et les régimes néofascistes en Europe de l’Est a contraint Moscou au déclenchement d’une “guerre chaude”. Cependant, Moscou avait déjà identifié la principale menace à la sécurité et intégré la lutte antifasciste et la victoire de l’Armée rouge durant la Seconde Guerre mondiale au cœur de l’identité nationale russe contemporaine et de son “devoir de mémoire”. De nombreuses manifestations telles que la Parade de la victoire et le “Régiment immortel” témoignent de la détermination russe à répondre aux narrations historiques européennes qui assimilent l’Union soviétique au Troisième Reich, Staline à Hitler. Nous avons ici un exemple classique d’un conflit des “forces de l’esprit” — un concept qui combine des éléments de pouvoir dur et doux — dont l’issue dépendra non seulement de la force militaire, mais aussi de la force du récit historique. Soit Moscou “dénazifie” l’Europe, soit Bruxelles “décommunise” la Russie. L’un de ces deux récits historiques doit l’emporter…

L’Ukraine, continuation du conflit en Yougoslavie ?

Dans la guerre totale qui a frappé le Vieux Continent, il est difficile pour un État de rester neutre. Cela est particulièrement prégnant pour le peuple serbe, qui a ressenti directement le contexte culturel et historique de l’expansion de l’OTAN vers l’Est. Pendant la guerre civile en Yougoslavie, Belgrade a été confronté au séparatisme croate, qui représentait une continuité directe avec les Oustachis et les traditions de l’État indépendant de Croatie (NDH). Au début des années 90, les symboles oustachis comme le “U” avec la croix sont devenus courants et largement acceptés dans l’espace public. Comme en Ukraine, les dirigeants politiques et militaires exprimaient ouvertement leur respect envers les chefs de la Collaboration, comme Ante Pavelić, à travers l’érection de monuments et d’autres symboles en leur honneur. Le point culminant du séparatisme croate est survenu en 1995 avec l’opération Oluja, au cours de laquelle 200 000 Serbes de Croatie ont été expulsés en quelques jours, en de longues colonnes dont certaines ont d’ailleurs été attaquées sauvagement. Aujourd’hui encore, cette épuration ethnique pure et simple est commémorée chaque année au plus haut niveau de l’État comme le “Jour de la victoire et de la gratitude envers la patrie”.

Au lieu de condamnations publiques et de sanctions, les États européens ont ouvertement soutenu la Croatie dans ses “aspirations démocratiques”. D’autre part, aux Serbes a été attribué le “chauvinisme grand-serbe”, bien que leur leader, Slobodan Milošević, soit un communiste proclamé et un politicien qui plaidait pour l’unité des peuples yougoslaves dans toutes ses interventions publiques. À l’époque, il n’y avait pas de médias alternatifs, et la machine de propagande occidentale fonctionnait à plein régime pour discréditer le dernier bastion du socialisme en Europe de l’Est et un peuple qui, dans le cadre du Mouvement des non-alignés, avait joué un rôle clé dans l’expansion de la vague anticoloniale dans le Sud global. Dès le début de la guerre en Yougoslavie, la direction politique à Belgrade était consciente qu’elle menait une lutte contre les “centres de pouvoir capitalistes”, tandis que les “défenseurs de la patrie” croates agissaient en tant que proxies euro-atlantiques. La guerre en Yougoslavie n’était pas une guerre civile, mais un conflit international, comme le confirmera le bombardement de l’OTAN en 1999. Dans ce contexte, le conflit ukrainien n’est qu’un nouveau chapitre dans un conflit déjà entamé, qui a commencé précisément en Yougoslavie.

Cette position n’est toujours pas largement acceptée en raison de l’influence dominante des médias libéraux, qui promeuvent l’idée que “l’Europe n’a pas d’alternative”. L’opposition est principalement rassemblée autour d’idées de droite défendues par des personnalités comme Marine Le Pen ou Donald Trump, dans l’attente d’un changement de direction politique à Paris et à Washington qui rapprocherait les Slaves orthodoxes de l’Ouest. En d’autres termes, le spectre politique en Serbie est en grande partie “colonisé” et “européanisé”. Cependant, ces derniers temps, une nouvelle tendance d’orientation géo-idéologique et géostratégique vers l’Est est perceptible. L’avenir se cherche dans le lien politico-culturel avec les “géants économiques asiatiques” et dans la construction d’un “Grand partenariat euro-asiatique”. Certains politiciens et une grande partie de la jeunesse serbe tentent de se distancier de l’Ouest, anticipant de nouveaux bouleversements économiques et une montée des idéologies extrémistes. Ils trouvent leur “immunité” contre les influences négatives précisément dans la lutte de libération nationale menée par les Partisans yougoslaves aux côtés de l’Armée rouge. Dans une atmosphère de révision systématique de l’histoire et d’abus des sentiments nationalistes, la culture de mémoire du socialisme yougoslave est une condition clé pour établir des relations de bon voisinage et, par conséquent, un cours de politique étrangère indépendant envers l’Ouest.

Lorsque les choses sont placées dans un cadre politico-international, il devient évident pourquoi l’opération de Belgrade symbolise non seulement une page glorieuse de l’histoire commune des deux peuples, mais aussi la base de la construction d’un partenariat stratégique russo-serbe actuel. En même temps, la culture stratégique de la mémoire de Belgrade sert d’exemple pour d’autres États européens intéressés par des relations partenariales avec la Russie. Quelle que soit l’orientation politique – qu’il s’agisse de nationalistes comme Orbán ou de socialistes comme Mélenchon –, il est essentiel que les dirigeants européens établissent une relation positive envers l’héritage soviétique, en particulier dans le contexte de la lutte antifasciste, et qu’ils condamnent fermement toute tentative de révision historique. L’Europe doit repenser ses erreurs de la Seconde Guerre mondiale afin d’éviter de les répéter.

Matija Malešević est chercheur associé de l’Institut d’études politiques de Belgrade.

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