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Entre Orient et Occident : l’expérience de la Serbie

Pourquoi dit-on que la Serbie est « l’Est à l’Ouest et l’Ouest à l’Est » et comment cela a-t-il influencé la formation de l’identité nationale serbe ?

À l’instar de la Russie, la Serbie se distingue historiquement et culturellement par l’interconnexion de différents peuples, civilisations et religions. Cette position complexe de la Serbie a eu un impact décisif sur la formation de son identité.

L’identité culturelle, civilisatrice, nationale et religieuse serbe repose sur l’idée répandue que la Serbie se situe « entre l’Est et l’Ouest ». Dans l’imaginaire collectif serbe, le premier archévêque serbe, Saint Sava (XIIe siècle), est souvent cité pour avoir affirmé que la Serbie se trouvait entre l’Est et l’Ouest. Cependant, Saint Sava, en tant que moine hésychaste du Mont Athos, considérait que la Serbie ne devait pas être entre les deux, mais au-dessus de l’Est et de l’Ouest.

Le plus grand théologien et philosophe serbe du XXe siècle, Saint Nikolaj Velimirović, a écrit que la Serbie est « l’Est à l’Ouest et l’Ouest à l’Est ». Dans l’expérience historique serbe, l’opposition entre l’Est et l’Ouest est perçue d’abord comme une opposition entre le christianisme oriental et occidental, et ensuite comme une opposition entre le christianisme et l’islam.

À la frontière de la division

Le corpus national serbe s’est historiquement retrouvé à la frontière de la division entre l’Empire romain d’orient et d’occident. Cette division a eu des conséquences religieuses et civilisationnelles qui ont profondément influencé la formation de l’identité serbe. Au Moyen Âge, la Serbie a historiquement choisi le christianisme oriental et le type de civilisation byzantine, mais sa position est restée « frontalière », car elle a également subi d’importantes influences occidentales. Par exemple, le premier roi serbe, Stefan Nemanjić, a été couronné par le pape romain catholique. Cependant, en raison de cette orientation, la Serbie s’est souvent retrouvée sous le feu des critiques de l’Église romaine et des États occidentaux. La stratégie de l’Ouest ne se limitait pas seulement à des mesures militaires, économiques et politiques, mais impliquait également une politique identitaire. Cette politique identitaire de l’Église occidentale a durablement déterminé la relation des puissances occidentales envers la Serbie, mais a aussi influencé de manière cruciale la formation de l’identité serbe.

La politique identitaire de l’Ouest envers la Serbie, dès le Moyen Âge, reposait sur la conversion des Serbes au catholicisme, sur une pression économique et sécuritaire visant à séparer la Serbie de l’influence byzantine, et enfin sur la fragmentation du corpus national serbe. L’effondrement de l’État serbe médiéval et la longue occupation turque ont conduit à la perception de la Serbie comme la dernière défense de l’Europe contre la menace islamique. Les Serbes ayant fui la violence turque ont joué le rôle d’une armée frontalière protégeant l’Autriche de la Turquie. Les Turcs ont également mené leur propre politique identitaire vis-à-vis des Serbes : une partie des Serbes s’est convertie à l’islam, et le fameux « danak u krvi » (impôts du sang) a été mis en œuvre, dont a parlé le prix Nobel Ivo Andrić dans son roman Le Pont sur la Drina (cf. illustration). Il s’agit de l’enlèvement forcé de jeunes garçons serbes, de leur conversion à l’islam et de leur intégration dans des unités militaires d’élite, les janissaires.

Après la libération des Turcs, au XIXe siècle, la Serbie a commencé à se développer institutionnellement sous l’influence de l’Ouest. Les idéologues de l’indépendance serbe, ainsi que les membres ultérieurs de l’intelligentsia serbe, ont été formés en Autriche, en Allemagne et en France. Par exemple, Konstantin Leontiev écrivait que la Serbie voulait être simplement un autre État bourgeois européen. Cependant, l’Église orthodoxe et les paysans penchaient instinctivement vers la Russie, perçue comme l’héritière de la civilisation byzantine. On peut dire que la Serbie du XIXème siècle avait la tête tournée vers l’Ouest, mais le cœur vers la Russie. À un niveau sensoriel et instinctif, l’influence d’origine turque reste encore forte.

Au XXe siècle, l’amour pour la Russie s’intensifie, nourri par la conviction générale que l’empereur Nicolas II Romanov est entré dans la Première Guerre mondiale uniquement pour protéger les Serbes. Après la guerre et la Révolution d’Octobre, la monarchie yougoslave, dirigée par un roi serbe, offre refuge aux émigrés blancs, mais ne maintient pas de relations diplomatiques avec l’Union soviétique. Paradoxalement, les émigrés russes instruits jouent un rôle majeur dans la présentation aux Serbes des plus grandes réalisations de la culture européenne. De plus, ces émigrés russes influencent considérablement le renforcement de la théologie serbe, de l’éducation théologique et du monachisme. Peu après la Seconde Guerre mondiale, la Yougoslavie socialiste, où les Serbes sont majoritaires, entre en conflit avec l’Union soviétique et reste en dehors de la division en blocs. Idéologiquement, la Yougoslavie s’appuie sur son propre type de socialisme – le socialisme autogéré, et géostratégiquement sur son appartenance, voire son leadership, au mouvement des non-alignés.

Quatre types d’identité

Au cours de l’effondrement de la Yougoslavie, l’Ouest mène une brutale campagne anti-serbe d’envergure mondiale. En raison de l’orientation culturellement et civilisationelle prédominante de l’élite serbe vers l’Ouest, il est difficile pour les Serbes de reconnaître l’ampleur et la continuité de la stratégie occidentale à l’égard de la Serbie. L’effondrement du corpus national serbe en plusieurs nations et langues atteint son paroxysme, et la violence identitaire de l’Ouest en Serbie se reflète dans la division imposée entre la Première et la Seconde Serbie. La Première Serbie est, selon les partisans de cette thèse, nationaliste, traditionaliste, conservatrice, antimoderne, xénophobe et patriarcale, tandis que la Seconde Serbie est citoyenne, moderne, européenne, cosmopolite et démocratique. L’agressive politique identitaire de l’Ouest perçoit précisément cette division comme l’essence de la relation entre les éléments oriental et occidental dans la société serbe. De plus, il devient de plus en plus évident que la Serbie, quelle que soit son orientation politique actuelle, sera toujours perçue par l’Ouest comme une « petite Russie », une « Russie dans les Balkans », et, de ce fait, comme une menace potentielle. Il devient plus clair, ce que la majorité des Serbes peine encore à accepter, que la Serbie n’intéresse les centres de pouvoir occidentaux, malgré la rhétorique, que sous un angle sécuritaire. En tenant compte de cette expérience historique, l’identité serbe s’est formée comme :

  1. Frontalière. Les Serbes ne sont ni l’Est ni l’Ouest, ils sont « la frontière ». Ils possèdent des éléments des deux, cherchant des possibilités d’intégration et de synthèse, ou au moins une coexistence réussie de ces éléments. L’identité frontalière peut facilement se transformer en..
  2. Identité conflictuelle, basée sur le conflit entre différents éléments. Ce conflit doit être soit surmonté, soit mener à la domination d’un élément, afin d’atteindre l’unité. Le conflit mène à une…
  3. Identité défensive. L’identité se maintient par la défense contre tout ce qui la menace. Comme la tâche primaire est la survie, l’identité repose sur une culture de l’existence, plutôt que sur une culture de construction, ce qui fait de l’identité serbe aussi une…
  4. Identité transitionnelle. Cette identité n’est jamais fixe, elle est toujours entre deux, et ce « entre » et ce changement constant en sont l’essence.

Cependant, si nous souhaitons définir l’identité serbe dans son expérience historique de manière positive, nous devrions la caractériser avant tout comme « orthodoxe serbe ». La majorité des Serbes se voient, pour une large part, implicitement ou inconsciemment, comme des « Serbes orthodoxes ». Dans un environnement de constante menace identitaire, ils définissent leur identité religieuse en termes nationaux, et leur identité nationale en termes religieux. L’identité orthodoxe, en tant que chrétienne, les lie, face à la « menace » islamique, à leur appartenance à l’Europe, tandis que, face à la « menace » de l’Ouest, elle les lie au cercle culturel et civilisationnel orthodoxe, avec à sa tête la Russie.

Cependant, la Serbie continuera à être imprégnée de l’esprit de la culture centro-européenne et méditerranéenne. Son identification historique avec le christianisme orthodoxe rendra toujours marginales les aspirations néo-païennes, et il semble qu’elle ne sera jamais attachée aux discours euro-asiatiques, ni aux discours panslavistes précédents. Même le système idéologique implicite « Les Serbes, peuple le plus ancien », ou « Les Serbes comme le second et dernier Israël, peuple élu de Dieu », a été christianisé dès le Moyen Âge, dans l’idéologie royale de la dynastie Nemanjić, qui se voyait comme une icône de l’arbre de Jessé, et enfin dans la bataille du Kosovo, qui a engendré le mythe clé serbe – le mythe kosovar. Dans un sens politico-idéologique, le mythe kosovar est un mythe sacrificiel de l’indépendance nationale, et dans un sens religieux – un mythe eschatologique du choix pour le « Royaume céleste plutôt que pour le Royaume terrestre ». 

La base de l’identité serbe reste ainsi l’aspiration à l’autochtonie nationale et religieuse, à l’authenticité, à l’indépendance et à la liberté nationale et religieuse, jusqu’à la limite de l’autodestruction. La foi serbe en sa propre exceptionnalité est à la fois destructive et autodestructive, mais elle peut également constituer un appel, à tous les peuples, à la liberté contre toute tyrannie, y compris celle de « ce monde ».

Vladimir Kolarić
est théoricien de la culture et de l’art,
écrivain et traducteur à Belgrade.

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