Jacques Hogard a été le chef du Groupement interarmées des Forces spéciales pendant la guerre au Kosovo. Chargé de la partie nord du Kosovo, il s’est démarqué par le soin qu’il a apporté à protéger les Serbes des exactions de l’UCK. Après cette mission, il quitte l’armée française. Il est aujourd’hui consultant en intelligence stratégique et en diplomatie d’entreprise à l’international.
Comment s’est passé votre premier contact avec les Balkans, en particulier le Kosovo ?
Ma première prise de contact avec le Kosovo remonte à 1999, lors de l’agression de l’OTAN contre la Serbie. Comme le soulignait souvent l’historien et ancien ambassadeur de Serbie en France, mon ami Dušan Bataković, le Kosovo est au cœur de l’identité, de la spiritualité et de la culture serbes : « Le Kosovo, c’est la Jérusalem serbe ». À l’époque, j’étais officier supérieur au Commandement des Opérations Spéciales, et on m’avait confié le dossier Kosovo dès 1998. J’ai été chargé de ce dossier dès septembre 1998, jusqu’aux accords de Rambouillet, puis à la signature de l’accord militaire de Kumanovo et de la Résolution 1244 de l’ONU — une résolution désormais largement ignorée par tous.
Lorsque j’ai commencé à traiter le dossier du Kosovo en 1998, il faut se rappeler que la propagande occidentale présentait les Serbes de manière caricaturale et simpliste comme les méchants, accusés de vouloir commettre un génocide contre les gentils Albanais. En réalité, la situation était beaucoup plus complexe !
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J’ai d’abord été basé en Macédoine, à Kumanovo, où nous nous préparions à différentes options d’intervention militaire. Dès le début 1999, l’OTAN souhaitait intervenir au Kosovo, et les discussions de Rambouillet étaient en fait destinées à échouer. L’OTAN avait besoin d’un prétexte supplémentaire pour justifier la future agression. C’est pourquoi les négociations de Rambouillet ont été l’objet d’une surenchère inacceptable pour les Serbes, de l’aveu même d’observateurs occidentaux, de façon à les faire échouer et en imputer la responsabilité aux Serbes. Auparavant, il y avait eu en janvier le massacre et la manipulation de Račak, qui avait joué un grand rôle dans la diabolisation des Serbes. C’était une première étape pour justifier aux yeux de l’opinion internationale le futur échec de la diplomatie et l’état de guerre.
Mon rôle, à partir de là, a été de préparer et coordonner le futur déploiement de l’armée française, de la 2e brigade blindée baptisée « Leclerc », dans le nord du Kosovo, autour de la ville de Kosovska Mitrovica. Pour ma part, ce fut un véritable coup de foudre pour cette région. Le contexte local était extrêmement tendu, après les bombardements de l’OTAN qui avaient ravagé la Serbie, Kosovo compris, et une activité intense des services de renseignements occidentaux. Ces derniers s’étaient déjà bien implantés dans la région, en infiltrant la KVM (Kosovo Verification Mission) sous mandat de l’OSCE, dans le but d’appuyer la rébellion albanaise de l’UCK (« Armée de libération du Kosovo »). L’UCK, responsable de nombreuses exactions, a mené une politique de violence systématique contre les Serbes, les Roms, les autres minorités et même contre les Albanais « loyalistes » ou non-violents. L’UCK s’en est pris autant aux premiers qu’aux derniers, accusés de pactiser avec l’ennemi. C’est ainsi que sera marginalisé l’emblématique dirigeant albanais de la LDK, le non-violent Ibrahim Rugova, éliminé progressivement au profit des durs de la rébellion armée, quasiment tous issus des clans mafieux kosovars, regroupés au sein de l’UCK soutenue par l’Amérique, l’OTAN et l’Union européenne.
Parmi ces clans mafieux, il y avait notamment le clan de Hashim Thaçi, aujourd’hui jugé à La Haye pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, en particulier pour le trafic d’organes, dénoncé en 2011 par le parlementaire suisse Dick Marty. Autre chef rebelle connu pour ses pratiques mafieuses et terroristes, Ramush Haradinaj. Ma mission sur place impliquait la prise de contact avec l’administration serbe qui quittait la région, ainsi qu’avec l’UCK qui relevait la tête après l’intervention de l’OTAN.. Mes relations avec l’armée et la police serbes furent d’emblée correctes et franches, contrairement à celles avec l’UCK, dont les chefs cherchaient avant tout à nous manipuler et à promouvoir leur propre agenda au Kosovo.
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Cette période a été décisive pour moi, car j’ai appris énormément sur le Kosovo, sur la culture du peuple serbe, sur l’orthodoxie et sur le monde slave en général. C’est une opération courte mais intense qui m’a, d’une certaine manière, fait comprendre l’ancienne amitié franco-serbe. Et ce que j’ai découvert au Kosovo serbe m’a poussé à explorer d’autres pays orthodoxes comme la Bulgarie et la Roumanie, jusqu’à Moscou.
Au Kosovo, j’ai développé un rapport très étroit avec l’Église serbe orthodoxe, qui était l’une des principales cibles de l’UCK et de l’administration internationale, car elle incarnait l’Histoire et l’identité serbe sur place. J’ai vu de mes propres yeux cette Église attaquée de toutes parts, et j’ai même dû intervenir militairement pour protéger le monastère de Devic attaqué par des voyous armés en uniforme des « forces spéciales » de l’UCK. Cette mission a été un tournant dans ma vie. C’est après cette expérience que j’ai décidé de quitter l’armée française.
En 2003, l’Église serbe m’a décoré de l’ordre de Saint Sava, une distinction que j’ai reçue lors d’une cérémonie à Paris, des mains de Mgr Athanase, évêque de Bosnie, et en présence de Mgr Luka, évêque d’Europe occidentale. Ce fut un très grand honneur pour moi. Peu après, je suis retourné à Belgrade, où j’ai commencé à tisser des liens plus solides avec la Serbie.
Mon engagement pour la vérité sur ce qui s’est passé au Kosovo m’a valu d’être considéré comme persona non grata au Kosovo. Les autorités kosovares ont même demandé parait-il aux services français de se renseigner sur moi. Cela ne m’a pas étonné, car ce pouvoir illégitime n’a aucun scrupule. ll est en tout cas indéniable que la situation au Kosovo est le fruit d’une agression militaire et d’un processus politique où la France, l’Union européenne et l’OTAN ont une lourde responsabilité.
J’ai vu des charniers, des exactions commises par l’UCK. Toutes les communautés au Kosovo ont souffert du terrorisme de l’UCK. La haine appelle la haine, la violence appelle la violence. J’ai été profondément indigné lorsque la France a reconnu l’indépendance du Kosovo en 2008. Depuis, certains pays ont renoncé à cette reconnaissance, et le Kosovo est devenu un territoire qui, bien que se prétendant un État, une république indépendante, reste une entité mafieuse, où les trafics jouent un rôle majeur dans l’économie, soutenue par l’Union européenne.
Albin Kurti, qui dirige aujourd’hui de facto le Kosovo, est un leader extrémiste, déterminé à poursuivre l’épuration ethnique des Serbes présents dans la région, qui bat son plein en particulier depuis la guerre de 1999 et les pogroms de 2004. Le patrimoine serbe est constamment menacé voire détruit. Ainsi, l’Unesco a organisé très récemment une exposition pour sensibiliser l’opinion internationale et garantir la protection de quatre édifices religieux serbes très anciens du Kosovo, dont le Patriarcat historique de l’église serbe orthodoxe de Pec, le gouvernement albanais au pouvoir rêvant de détruire ces joyaux médiévaux pour effacer toute trace de la prestigieuse histoire de la province et faire ainsi du passé table rase.
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Le Kosovo aujourd’hui vit un véritable drame. L’Union européenne porte une grande part de responsabilité dans la persécution continue des minorités, notamment des Serbes, qui vivent dans des enclaves. Je me souviens des comptes rendus de mes hommes tombés inopinément sur des graves exactions en cours de membres de l’UCK qui menaçaient de leurs armes des habitants serbes de Stari Trg, à proximité de Kosovska Mitrovica, leur donnant le choix entre leur remettre les clés de leurs appartements et fuir, ou bien mourir !
Les destructions et spoliations de biens serbes, comme celles du monastère de Dečani, continuent. La résilience des Serbes au Kosovo est remarquable, mais ils vivent sous une pression constante. Les plaques d’immatriculation serbes sont interdites, des frais de douane de 100 % sont imposés à l’importation des produits de Serbie, et les autorités kosovares remplacent les élus serbes des communes du nord par des fonctionnaires albanais à leur solde. Des forces spéciales albanaises interviennent régulièrement dans les zones serbes, persécutant les familles, attaquant des monastères comme celui de Gračanica, etc.
L’aggravation de la situation au Kosovo est également liée à la dynamique politique plus large à l’est de l’Europe. L’administration albanaise du Kosovo rêve d’une « Grande Albanie », un projet qui trouve des échos dans l’idéologie de la Ligue de Prizren. Le Kosovo est une épine dans le corps de l’Europe, une situation voulue par les États-Unis dans le cadre de leur stratégie de fracture de l’Europe. Tout cela s’inscrit dans un plan plus large, similaire à ce que l’on observe en Ukraine : diviser et fragiliser l’Europe, vassaliser les nations et les soumettre à une sorte de gouvernement mondial, qui n’est autre en définitive que l’état profond américain, celui-là même qu’inquiète beaucoup le retour au pouvoir de Donald Trump.
Vous avez écrit sur le Kosovo mais aussi sur le Rwanda, deux missions qui ont marqué votre vie, des parallèles existent-ils entre les deux situations ?
Le Rwanda a été un tournant dans ma compréhension de la recomposition géopolitique du monde après la fin de la guerre froide. Ce conflit m’a permis de comprendre que « l’ami américain », selon l’excellente expression d’Eric Branca, n’était pas vraiment ni un allié, ni encore moins un ami. À travers le Rwanda, j’ai découvert la véritable stratégie hégémoniste des Etats-Unis , la promotion systématique de leurs seuls intérêts , notamment ceux liés à l’exploitation des formidables ressources naturelles de la région. Les États-Unis, en effet, avaient des objectifs stratégiques bien définis dans la région des Grands Lacs, notamment en ce qui concerne le contrôle des ressources minérales.
Cette expérience rwandaise m’a également confronté à la violence avec laquelle les politiques et les médias anglo-saxons ont attaqué la France, cherchant à nous imputer la responsabilité du génocide rwandais, alors que celui-ci était en réalité le résultat d’une conjonction de facteurs locaux, sociaux, ethniques et politiques, et remontait à des causes historiques beaucoup plus anciennes et profondes. Ce fut pour moi une prise de conscience : non seulement l’état du monde et de la géopolitique changeait radicalement, mais ces changements s’accompagnaient d’une narration médiatique tendancieuse et d’une véritable manipulation de l’opinion publique.
La présidence Clinton a été très interventionniste durant toute cette période. Je l’ai constaté au Rwanda, je l’ai constaté cinq ans plus tard au Kosovo. J’ai retrouvé dans les deux cas les mêmes acteurs, Bill et Hilary Clinton, leur âme damnée Madeleine Albright, que l’on peut qualifier à la fois de marraine de Kagamé au Rwanda mais également de Thaçi au Kosovo.
Kouchner, tout comme d’autres figures de la diplomatie américaine, a également joué un rôle important dans la couverture des agissements de figures comme Hashim Thaçi au Kosovo. Madeleine Albright, la secrétaire d’État américaine de l’époque, a soutenu Kagame pendant son régime et a également protégé Thaçi, qui a été lié à de nombreuses affaires au Kosovo. Ce sont ces mêmes acteurs, les protecteurs américains, qui se retrouvaient sur la scène internationale, souvent sous des prétextes humanitaires, mais avec des objectifs géopolitiques très clairs.
C’est aussi à l’occasion de votre mission au Rwanda que vous avez rencontré le célèbre journaliste d’investigation Pierre Péan ?
J’ai rencontré Pierre Péan à la fin des années 90 par l’intermédiaire d’un ami commun, à propos du Rwanda. Notre premier contact a été un peu difficile tant nous venions, comme il l’a écrit lui-même dans ses « Mémoires impubliables », de planètes différentes où tout semblait nous séparer ! Cependant, au fil du temps, s’est développée une amitié véritable, notamment grâce à notre analyse commune de la question du Rwanda qui nous a amené à nous voir régulièrement.
Lorsque j’ai abordé avec lui la question du Kosovo, je lui ai fait part du constat qui était le mien : il s’agissait quasiment des mêmes acteurs dans l’un et l’autre conflit ! Les mêmes puissances, notamment les Etats-Unis et la Grande Bretagne bien sûr, mais aussi les mêmes personnes physiques ! Il a alors souhaité se rendre en Serbie, Kosovo compris. J’ai donc organisé son voyage, l’ai accompagné d’abord à Belgrade, où il a découvert un monde qu’il ne connaissait pas et qui l’a passionné. Il a surtout compris le lien que je faisais entre ces deux guerres qui à première vue, par leur éloignement géographique et les circonstances propres à chacun d’eux, n’avaient rien à voir l’une avec l’autre!
En fait, sur le terrain, il a tout compris et m’a alors confié qu’il se lançait dans la rédaction d’un livre sur le Kosovo, et d’un autre sur Bernard Kouchner, « parce que trop, c’est trop » ! Ce qui fut fait et son livre sur le Kosovo traduit en serbe a connu un grand succès en Serbie.
Vous avez vous aussi écrit sur ces deux sujets, le Kosovo et le Rwanda. Votre livre « l’Europe est morte à Pristina » a connu un grand succès, que pouvez-vous nous dire sur ce livre pour nos lecteurs ?
Mon livre est tout simplement un témoignage sur ma mission au Kosovo et son titre est une réponse à la phrase stupide de Kouchner qui disait avec des trémolos dans la voix que « l’Europe était née à Pristina ». Au contraire, de ce que j’ai vu sur place, il m’apparaît que véritablement « l’Europe est morte à Pristina ». Dans ce livre, je donne mon analyse sur l’intervention de l’OTAN au Kosovo, à la fois du point de vue militaire et politique. Je soulève des questions sur les véritables motivations des puissances occidentales, sur le rôle des médias et sur la manipulation de l’opinion publique pour justifier l’intervention militaire. Il a été traduit en Serbe – dans les deux alphabets – et en Italien, et depuis plusieurs années des Russes disent vouloir le traduire eux aussi. Pour le moment, il a été vendu autour de 8 000 exemplaires.
Il y a deux ans, le président de la République Serbe de Bosnie vous a remis à vous et au médecin colonel Barriot l’ordre de la République Serbe, quel est votre regard sur la situation en Bosnie-Herzégovine ?
Je n’ai pas servi en Bosnie pendant la guerre, à l’exception d’une courte mission de quelques jours à Sarajevo, mais j’en ai découvert la réalité bien plus tard. Je me souviens notamment de ma première nuit à Sarajevo, lorsque j’ai été réveillé au petit matin, il neigeait, par l’appel du muezzin. Cette expérience m’a frappé, car l’appel à la prière des musulmans m’était familier, en Afrique, mais pas en Europe, sous la neige. Je suis retourné en Bosnie plusieurs fois après la guerre et notamment il y a deux ans, pour assister à la parade du 9 janvier, organisée par Milorad Dodik, le leader de la République Serbe de Bosnie (RS).
La Bosnie-Herzégovine, c’est un État reconnu internationalement, mais qui est le résultat d’une construction complexe et fragile. Le pays est divisé en deux entités : la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine (bosno-croate) et la République Serbe de Bosnie (RS), avec un gouvernement central qui a du mal à fonctionner efficacement en raison de l’équilibre politique fragile entre ces entités.
La structure politique de la Bosnie est unique et déroutante. Il y a une présidence collégiale composée de trois présidents : un représentant des Serbes, un des Croates et un des Bosniens (Musulmans). Cela reflète les divisions ethniques et religieuses qui caractérisent le pays, mais crée aussi une paralysie institutionnelle, chaque groupe cherchant à défendre ses intérêts.
La complexité de ce système est soulignée par la représentation diplomatique alternée à l’extérieur entre Serbes, Croates et Bosniens, ce qui peut rendre toute forme de consensus difficile. Je connais bien la République Serbe de Bosnie (RS) et sa capitale, Banja Luka, où les autorités locales disposent d’une certaine autonomie, mais sont constamment freinées par les décisions du gouvernement central de Sarajevo et les pressions de l’Occident. Un acteur important dans cette paralysie chronique est le Haut-Représentant allemand de l’Union Européenne, par ailleurs non reconnu par l’ONU, Christian Schmidt, qui a été mis en place pour superviser la mise en œuvre des Accords de Dayton pour le compte de l’UE, mais dont l’autorité est perçue comme illégitime et intrusive, notamment par les Serbes et les Croates. Il a été traité publiquement par un universitaire serbe connu de « Gauleiter » de Bosnie-Herzégovine, ce qui en dit long sur ses méthodes très autoritaires et considérées comme insupportables par les Serbes.
Quelle solution selon vous pour les Serbes de Bosnie ?
La situation en Bosnie est précaire et pourrait redevenir explosive à tout moment si l’on n’y prête pas attention. Les Serbes de Bosnie ont une forte tentation de rechercher une autonomie plus grande, voire une indépendance, mais ils sont freinés par les accords de Dayton et par la pression constante de l’Occident. Par ailleurs, les Croates de BiH, qui appartiennent à la Fédération bosnienne, ont de plus en plus de raisons de remettre en question ce cadre, cherchant à renforcer leurs liens avec la Croatie ou à obtenir un statut particulier.
Au sein de cette équation, la Bosnie est également confrontée à une poussée islamiste, avec des groupes djihadistes qui se sont fait remarquer dans les années récentes, notamment en Syrie et en Irak. Ces groupes radicaux, souvent liés à des réseaux internationaux, trouvent en Bosnie un terrain propice à la propagation de leur idéologie, ce qui alimente l’instabilité.
La Bosnie-Herzégovine est ce que l’on pourrait appeler un « non-État », un État artificiellement constitué qui peine à se définir. Il est issu des Accords de Dayton de 1995, mais il ne constitue pas une entité viable à long terme. Cette situation a créé une sorte de « naufrage institutionnel » où les différents groupes ethniques et religieux continuent à lutter pour préserver leurs identités, au détriment de la construction d’un véritable État national unifié.
Un dilemme majeur pour l’avenir de la Bosnie réside dans le fait que, si l’on cherche à en sortir par la « voie de la paix », on doit repenser complètement son modèle. L’éventuelle sécession des Serbes ou des Croates pourrait mener à un éclatement du pays en entités plus petites. Si on retire les Croates et les Serbes de la Fédération, il resterait alors une zone musulmane, unique en son genre en Europe. La question est : que faire alors ? Quelles alternatives s’offrent à un pays aussi fragmenté ?
L’avenir de la Bosnie reste incertain, et l’on doit être particulièrement vigilant face aux tensions latentes qui existent entre les différents groupes ethniques et politiques. La communauté internationale devra à l’évidence à un moment donné, réfléchir à une révision des Accords de Dayton, mais cela nécessitera une approche très délicate, sous peine de raviver de nouvelles violences.
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Les Balkans, et en particulier la Bosnie et le Kosovo, demeurent des zones de fracture qui représentent des « épines » dans le corps de l’Europe. Ces zones sensibles peuvent déstabiliser toute la région, voire l’ensemble du continent, si la communauté internationale continue de traiter ces conflits par des solutions artificielles, qui ne répondent pas aux réalités géopolitiques et ethniques locales. Comme le Kosovo, la Bosnie est un symbole de ce qu’il ne faut pas faire en matière de construction étatique, et il faudra tôt ou tard repenser sa structure pour assurer une paix durable.
Pour finir, quel est votre regard sur la situation internationale suite à la réélection de Donald Trump ?
La situation internationale est particulièrement complexe, je dirai même tendue et incertaine, en attendant l’intronisation de Donald Trump prévue pour le 20 janvier. Tant que cet événement ne s’est pas concrétisé, nous demeurons dans une zone de turbulence, et il est difficile de prévoir ce qui pourrait se passer d’ici là. Si Trump parvient effectivement à accéder au pouvoir, il ne faut toutefois pas s’attendre à une révolution dans sa politique extérieure. Trump reste avant tout un nationaliste, il est pro-américain, et ses décisions seront centrées sur les intérêts des États-Unis. Cela dit, il semble moins belliciste que par le passé, notamment en ce qui concerne la Russie et l’Est. Les administrations précédentes, en particulier sous Obama et Biden, avaient une ligne très anti-russe. Avec Trump, on pourrait assister à une certaine détente, notamment dans les relations entre Moscou et Washington.
J’espère que les quatre années de retraite du pouvoir de Trump l’ont aidé à mûrir certaines de ses positions géopolitiques. Une de ses priorités semble être la situation en Ukraine. Trump a d’ailleurs nommé le général Keith Kellogg, un ancien conseiller de sécurité nationale, pour superviser les négociations sur ce dossier. Si cela peut contribuer à la paix en Ukraine, ce serait une avancée importante. Il reste cependant à savoir quelles conditions les États-Unis imposeront ou accepteront pour parvenir à un accord durable.
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En ce qui concerne le retour de la Russie à ses frontières d’avant la guerre en Ukraine, c’est-à-dire en fait aux frontières héritées de l’URSS, cela me semble peu probable. Les négociations seront longues et complexes, mais elles offriront une opportunité pour relancer la diplomatie. Lorsque Trump évoque l’OTAN et suggère de geler l’adhésion de l’Ukraine, il semble en réalité avaliser l’un des objectifs majeurs de la Russie : refuser l’intégration de l’Ukraine à l’Alliance atlantique.
Cependant, des foyers de tensions apparaissent également ailleurs, en particulier en Syrie, où les combats ont soudain repris ces dernières semaines. Les groupes rebelles terroristes, HTC en tête, y ont fait une percée fulgurante, renversant le pouvoir baasiste établi depuis 1963. Damas est tombée le 8 décembre, et le président Bachar al-Assad a dû fuir. Ces groupes, dont Laurent Fabius avait un jour dit qu’ils « faisaient du bon boulot », sont soutenus par la Turquie et Israël, avec l’aval de l’administration Biden. L’objectif majeur semble avoir été de renverser Bachar pour instaurer à Damas un gouvernement dominé par les Frères musulmans, sans se soucier des conséquences pour les minorités chrétiennes, alaouites et yézidies, et de fait, diviser pratiquement le pays en zones sous influence étrangère, notamment américaine, turque et israélienne.
En parallèle, des tensions surgissent dans le Caucase, notamment en Arménie, et dans les Balkans, avec la situation du Kosovo et de la Bosnie-Herzégovine, qui reste fragile. Les affrontements en Palestine, en Cisjordanie et au Liban, et maintenant en Syrie, où Israël poursuit ses actions militaires avec une violence extrême, sont également alarmants. Certains parlent, non sans raisons, de « génocide » en cours en Cisjordanie et à Gaza, où le but de Netanyahu est à l’évidence l’épuration ethnique des Palestiniens, quel qu’en soit le prix humain et matériel. Il faut toujours se référer à l’Histoire et se souvenir que la création de l’Etat d’Israël a été accompagnée de l’action déterminée de groupes terroristes qui portaient les noms de l’Irgoun et de la Haganah. Et la fameuse conférence du Général de Gaulle en 1967 est à réécouter tant elle rappelle de vérités intangibles, essentielles à comprendre, toujours actuelles sur les fondements de la situation au Proche-Orient.
Par ailleurs, si la Russie progresse sur plusieurs fronts, notamment en Ukraine et sur son propre sol dans l’Oblast de Koursk, elle a aussi un œil sur les Balkans, une région où les tensions persistent. La situation en Bosnie-Herzégovine est particulièrement délicate. Le modèle d’état à trois entités (Fédération de Bosnie et Herzégovine, République serbe de Bosnie et District de Brcko) mis en place après les accords de Dayton ne répond pas aux attentes des Serbes ni des Croates, et les Serbes de la Republika Srpska semblent de plus en plus aspirer à un rapprochement avec la Serbie, ce qui pourrait potentiellement conduire à la création d’un espace politique homogène entre les deux États.
Malgré toutes ces crises ou facteurs de crises, je pense que la réélection de Trump pourrait être plutôt bénéfique, si l’on en croit ses déclarations récentes, en tout cas à propos de la guerre en Ukraine. Compte tenu de ses orientations lors de son premier mandat, j’avoue rester un peu circonspect, par rapport à la politique qu’il mènera en Asie et au Moyen-Orient. Trump a eu tendance par le passé à pencher en faveur des positions franchement pro-israéliennes, ce qui rend difficile l’idée d’une paix durable dans cette région. Il reste aussi très hostile envers l’Iran, le Hezbollah et le peuple palestinien. Cependant, il a nommé un Libanais, proche de sa famille, comme envoyé spécial au Moyen-Orient, ce qui pourrait apporter une perspective différente sur l’idée qu’il se fait de l’avenir de la région, dans un contexte toutefois plus compliqué encore du fait des récents évènements de Syrie.
En conclusion, j’espère que Trump sera moins influencé dans sa politique internationale par certains lobbies américains très puissants auxquels il avait donné des gages par le passé. Son approche pourrait permettre de créer un climat plus favorable à la paix, si les États-Unis adoptent une stratégie plus mesurée et équilibrée, disons-le, « moins impérialiste » à l’égard des différents acteurs internationaux. Il faut qu’il admette qu’un monde multipolaire est en train de supplanter le monde bi ou unipolaire qui menait la danse depuis la deuxième Guerre mondiale.