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Mladen Bundalo, artiste bosnien bruxellois : « Le foyer est l’un des seuls lieux à ne pas être encore entièrement soumis au capitalisme »

L’artiste multidisciplinaire francophone Mladen Bundalo est né à Prijedor en Bosnie-Herzégovine. Passé par Paris, il vit désormais à Bruxelles. Il nous a accordé un entretien sur son nouveau projet artistique lié à ses racines.

Une grande exposition intitulée “Arrivées-Départs” s’était tenue en 2023 dans la ville où il a étudié, Banja Luka, dévoilant une grande partie de ses œuvres : écrits, dessins, objets et vidéos. L’artiste combine différents supports qui s’intègrent dans une sorte de journal intime réflexif, un retour sur ses expériences vécues, ses migrations et ses racines.

Il nous a accordé un entretien pour son nouveau projet artistique, un film qui abordera la question du foyer et la force gravitationnelle qui nous redirige constamment vers celui-ci. L’Union européenne a apporté son soutien à travers le projet « Culture et créativité pour les Balkans occidentaux » (CC4WBs) mis en œuvre par le British Council.

Votre nouveau projet artistique porte sur la question du foyer, pourquoi avoir choisi cette thématique après celles des migrations ?

Mon grand-père a construit une grande maison en duplex derrière sa propre maison pour ses deux fils. La maison est restée en chantier pendant des années, je me souviens d’un soir en 1995 durant lequel il faisait des travaux alors nous étions tous avec nos valises prêts à partir en raison de la guerre. Cette maison était le projet de sa vie et il n’a jamais accepté de la quitter. Il nous avait dit que si la ville tombait il nous laisserait partir mais que lui resterait, tel un capitaine sur son navire.

J’ai grandi précisément dans cette maison inachevée, c’était comme vivre dans un chantier perpétuel. Mon premier projet artistique en 2012 s’était focalisé sur ce phénomène des grandes maisons inachevées. J’avais parlé avec des architectes et psychologues qui n’avaient pas vraiment compris ma démarche et mes interrogations. J’avais dû m’intéresser à l’architecture, la psychologie, l’ethnographie et l’anthropologie. A partir de ces recherches j’ai réalisé une bande dessinée et réalisé une photodocumentation de ces maisons. C’est une thématique personnelle qui m’intéresse depuis de nombreuses années.

Pensez-vous que les chefs de famille procédaient ainsi pour protéger leurs enfants en leur offrant un toit, et pour garder l’unité des familles face à l’émigration ?

Oui, c’est certain. Il faut savoir que les familles vivaient de manière communautaire jusqu’au milieu du XXe siècle ici. L’industrialisation et l’exode rural sont arrivés tardivement. La maison avait alors un rôle communautaire essentiel. Aujourd’hui les parcelles sont petites, les réfugiés de la guerre n’ont plus les grandes terres des paysans d’autrefois, la famille s’agrandit donc en verticalisant la maison.

Il y a une sorte de biopolitique de la vie familiale communautaire autour de la maison qui se verticalise au fil des années, suivant les étapes de la vie des enfants. Le constructeur de la maison était le père, la figure patriarcale. D’un côté sa volonté était de construire une grande maison pour tout le monde et qui se transforme selon les besoins, mais de l’autre côté la situation financière ne permettait pas la finalisation de la maison, devenant un chantier perpétuel.

Ces “nouvelles maisons » ont une architecture atypique, élancées vers le ciel avec un toit à 2 pans, d’où vient cette architecture ?

La forme des nouvelles maisons de Bosnie-Herzégovine provient de la première vague d’émigration après la Seconde Guerre mondiale. Les “gajsterbajteri” (émigrés) qui travaillaient en Autriche, Suisse ou Allemagne, on repris l’architecture typique de ces régions lorsqu’ils sont revenus construire en Bosnie-Herzégovine. Ces maisons reflétaient donc un statut social. Ce n’est pas l’architecture vernaculaire typique d’avant 1950, qui était influencée par l’Autriche-Hongrie ou l’Empire ottoman, les maisons étaient plus petites et sur un seul niveau. 

Hormis les maisons, on remarque parfois au bord des routes de grandes constructions “baroques” inachevées, probablement destinées à devenir des hôtels, restaurants ou maisons. Quel regard avez-vous sur ces autres constructions ?

Dans ces grandes constructions inachevées on voit qu’il y a une sorte de force en jeu qui ne permet pas l’achèvement des travaux. Même quand le budget est là, puisque ce sont de grands projets, la construction ne se termine pas. Cette force de résistance est l’attirance vers le foyer. L’homme a besoin d’un endroit dans lequel il se sent bien et en sécurité.

Ces constructions sont le fruit d’une volonté de puissance, de statut social, d’où l’aspect kitsch et mégalomane. De plus, les architectes ne sont pas toujours consultés et les normes de construction ne sont pas respectées. 

Quelle est la différence voyez-vous entre le foyer et la maison ? Et comment relier ces concepts aux migrations, au nomadisme et à la sédentarité ?

Dans certaines cultures il n’y a pas de différence. La maison est la membrane de sûreté qui est là pour nous protéger, c’est l’endroit de contrôle, en premier lieu le contrôle sur les éléments, le vent, la pluie… La relation entre le foyer et la maison est semblable à celle entre le tissu mou et le tissu dur du corps humain. C’est une relation fluide et complexe. 

La maison est la structure physique, mais elle existe aussi dans le temps. Le foyer peut aussi être immatériel, ou lié à des objets que l’on porte avec soi sans les 4 murs en parpaings. Les migrants peuvent porter leur maison avec eux en quelque sorte, bien qu’il y est une séparation physique avec l’endroit d’où ils viennent. Mais je crois que le nomadisme est quelque chose de tout à fait différent. D’abord il n’a pas le choc de la séparation, et chez eux la maison peut se localiser, ce sont des tentes et des objets qui sont toujours avec eux, et puis le nomade vit toujours dans sa communauté. 

Que pouvez-vous nous dire sur ce projet de film sur lequel vous travaillez actuellement ?

Il est question de notre compréhension de la maison et du foyer dans les Balkans. Je réfléchis à la force qui nous lie au foyer, en l’appelant “homiton”, négologisme de “home” et “graviton” la particule censée expliquer la gravitation. 

L’objectif du projet est de trouver la langue qui nous relie à notre foyer, la capsule qui va nous guider à travers diverses situations. Une des premières étapes m’amène à Lepenski Vir et les maisons triangulaires sous lesquelles les défunts étaient enterrés.  Vient ensuite la culture néolithique du Danube. Cette culture est tout à fait intéressante car leurs maisons sont les premières maisons carrées d’Europe. Leurs constructions et maisons étaient confortables et complexes pour l’époque, il avaient des fenêtres, des foyers fermés, et un chauffage au sol. 

Cette visite m’a poussé à me demander quel regard les archéologues du futur auront sur nos maisons actuelles et notre rapport au foyer. La durée de péremption est toujours plus courte aujourd’hui, les matériaux et les informations durent moins longtemps. J’ai le sentiment que les archéologues du futur ne trouveront rien de notre époque.

La maison, le foyer, est l’un des seuls lieux à ne pas être encore entièrement soumis au capitalisme, c’est le lieu de la confiance, de relations familiales et amicales qui ne sont pas du domaine du service, mais le processus de marchandisation de la maison et du foyer a déjà commencé.

Quelle est votre relation avec votre foyer de Prijedor ?

Je ne reviendrai probablement pas vivre en Bosnie-Herzégovine. Je suis plus “moi-même” à Bruxelles qu’à Prijedor ou Banja Luka, sans doute en raison de mon statut d’artiste bruxellois. Ce qui me manque, c’est la famille et les amis, mais je crois que la société a subi de gros chocs et traumatismes. On refuse de faire face à ce qu’il s’est passé et aucune solution n’a été apportée après la guerre.

Je considère désormais que j’ai différents foyers, je n’ai pas perdu le mien de Bosnie-Herzégovine, mais j’ai aussi Bruxelles. Je peux appartenir à plusieurs endroits, et c’est toujours le cas chez les gens. Mon passé me détermine comme personne, artiste, il est toujours en moi. J’ai toujours les pulls de ma grand-mère qui me lient avec mon enfance, ma maison de Prijedor. C’est la force des objets physiques, qui incluent des disques durs d’émotions et de souvenirs. Je transmets aussi cela à mes filles, via la langue, les voyages en Bosnie-Herzégovine avec elles, mais aussi via ma personnalité, ma personne.

Mladen Bundalo est né à Prijedor en 1986, il étudie d’abord à l’Académie des Beaux-Arts de Banja Luka où il se spécialise dans l’art graphique. Voulant s’exprimer à travers différents supports, il poursuit ses études avec un master axé sur le multimédia et la performance vidéo en République Tchèque. Marié à une Française, ancien Parisien, il vit et travaille à Bruxelles en tant qu’artiste multidisciplinaire. 

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