Le premier ministre de l’Albanie Edi Rama a annoncé vouloir créer un “Vatican islamique” bektachi au sein de la capitale albanaise Tirana. Le nouvel État couvrirait 27 hectares du territoire de l’actuel Centre mondial Bektash, situé dans la partie orientale de la capitale albanaise depuis 1930. En termes de superficie, il serait presque cinq fois plus petit que le Vatican. « Notre objectif est de faire du Centre mondial Bektash un État souverain, un nouveau centre de modération, de tolérance et de coexistence pacifique », a déclaré Rama devant l’Assemblée générale des Nations Unies à New York.
Les Betkachis sont une confrérie mystique soufie chiite d’Albanie, fondée en Anatolie au XIIIe siècle par le mystique alévi Haci Bektaș Velî. Le bektachisme s’est d’abord nourri des croyances chamaniques locales turkmènes, une influence visible dans les danses rituelles presque animistes dites Semahs, mais le syncrétisme est en réalité beaucoup plus large. Henry Corbin dira que l’ésotérisme rigoureux de l’ordre n’a pas facilité l’étude de ses doctrines, influencées par l’hurufisme, le néoplatonisme et le chiisme duodécimain reconnaissant Ali comme le successeur de Mahomet parmi les Douze imams. Le bektachisme est un chemin initiatique comportant quatre étapes principales, dites “portes”, allant du plus exotérique, la charia, au cœur ésotérique, marifat, qui est la gnose ultime. Le derviche initié est alors accompagné par un guide spirituel “baba” lié à une loge “tekke”. Ils se différencient donc du Sunnisme par une absence de règles de vie rigoureuses, comme l’interdiction de la consommation de l’alcool, dépassées par la mystique et un second niveau de lecture du Coran, ainsi que par une place égalitaire accordée aux femmes. Toutefois, ils se démarquent du Chiisme orthodoxe par les emprunts aux autres traditions indo-européennes, monothéistes (notamment chrétienne) et philosophiques. Un syncrétisme qui n’est pas sans rappeler le concept de Tradition Primordiale popularisé par René Guénon.
Les Bektachis se sont installés dans les Balkans durant l’occupation ottomane, principalement dans l’actuelle Macédoine du Nord et en Albanie. Ils gagnent en influence jusqu’à parvenir à devenir le principal courant spirituel au sein des Janissaires de l’Empire ottoman. Cependant, au XIXe siècle les Janissaires sont écartés avec la création de nouvelles troupes militaires par Mahomet II et les Bektachis perdent alors en influence. La confrérie subit un deuxième coup dur il y a un siècle puisqu’ils sont interdits par Atatürk, provoquant un exode des Bektachis turcs vers d’autres pays comme l’Albanie. Leur communauté religieuse est reconnue en 1932 par les autorités albanaises mais le régime communiste d’Enver Hoxha apporte un troisième coup dur à la confrérie en fermant des lieux de culte.
Une décision à portée politique
Selon le recensement de 2023, les Bektachis sont environ 115 000 en Albanie, soit 4,8 % de la population totale. L’émigration a entraîné un exode d’une partie de la communauté, encourageant le chef spirituel Baba Mondi à multiplier les voyages dans le monde depuis plusieurs années, notamment pour faire connaître sa confrérie.
Mais la renaissance du courant semble aussi avoir une portée politique. En effet, l’Iran avait apporté un soutien à la communauté, notamment en formant des derviches, dans le but d’attirer ce mouvement hétérodoxe dans la sphère chiite iranienne. Les pays sunnites, notamment la Turquie, suivent de près le renouveau bektachi en dénonçant désormais des liens supposés avec la famille Soros, également proche du président albanais Edi Rama, et Israël. L’idée de la création d’un Vatican Bektachi suscite donc des interrogations sur une éventuelle manoeuvre politique d’Edi Rama et de l’axe USA-Israel pour promouvoir un islam libéral indépendant vis-à-vis des influences sunnites et chiites.
En Albanie, certains pointent du doigt la légitimité de la création d’un tel micro-État religieux alors que les Bektachis restent largement minoritaires. Le risque pour le bektachisme, initialement purement ésotérique, est de se transformer en institution exotérique instrumentalisée par les pouvoirs temporels.