Igor Jaramaz : « Le récent recensement au Monténégro marque un changement fondamental » 

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Deux semaines après la publication des résultats du recensement au Monténégro, l’analyste politique Igor Jaramaz nous donne les clefs de lecture de ces tendances démographiques dévoilant d’importantes fractures.

– Igor Jaramaz, vous êtes analyste politique et vous suivez la situation politique du Monténégro depuis maintenant de nombreuses années, pouvez-vous nous dire en quoi le recensement dont les résultats viennent d’être publiés est important ?

Il est important tout d’abord parce qu’il a enfin été organisé après avoir été reporté deux fois ; ensuite parce qu’en dépit des pressions, les questions sur l’ethnicité, la langue et la religion ont quand même été posées ; et enfin parce qu’il a démontré que les Serbes ont surmonté les tentatives de l’ethnocratie monténégrine pour les déculturer et les supprimer complètement, ayant en fait même augmenté en nombre et pourcentage.

Le résultat peut sembler insignifiant à l’œil non averti, mais je vous assure qu’il s’agit d’un changement fondamental. En effet c’est une parmi plusieurs modestes victoires serbes depuis 2020, l’année des litanies et des élections qui ont mis fin à un quart de siècle d’assauts contre l’identité serbe par le gouvernement dédié à la création d’un État-nation monténégrin. Les manifestations populaires non-violentes de 2020, sous forme de litanies orthodoxes, étaient une réaction au projet de loi faussement intitulé sur la liberté religieuse de 2019. Visant à achever le projet ethno-nationaliste en forçant un schisme dans l’Église orthodoxe, le parti hégémonique (DPS) a finalement trébuché aux élections du 30 août 2020 après 75 ans de règne.

– On dit souvent que le Monténégro est multiconfessionnel et multi-ethnique, pourtant on remarque que le pays est en grande majorité orthodoxe et issu d’une même ethnie (serbes et monténégrins), que nous dit le recensement sur cette fracture entre identités serbe et monténégrine ? 

Il y a un siècle, le pays était 90% serbe et 75% orthodoxe, non seulement selon les ouvrages de référence (Larousse, Britannica, Brockhaus, Americana, etc.) mais également les sources contemporaines du Monténégro. Le multi-confessionnalisme et la multiethnicité ont été acquis au fil du temps, non pas par l’immigration, mais précisément par ce que vous appelez des fractures. On ne peut pas fracturer ce qui n’est déjà pas enclin à la fracture. On attend toujours les résultats croisés entre ethnicité et langue ou religion, pourtant les déductions, tendances et sondages sont indicatifs.

La fracture entre Serbes et Monténégrins a des racines historiques, politiques, psychologiques, familiales et géographiques. Les chiffres récents fixent les Serbes à 33% et les Monténégrins à 41%, ce qui signale une hausse pour les Serbes et une baisse pour les Monténégrins depuis les deux derniers recensements. Une tendance qui est apparente depuis que le régime communiste a inauguré l’ethnicité monténégrine en 1945. Dans l’explication méthodologique même du premier recensement communiste en 1948, il est écrit que la pratique était d’inscrire les doubles identités sous la première appellation sauf pour les Serbes-Monténégrins qui ont tous été calculés comme Monténégrins. Ainsi le résultat était 91% de Monténégrins en 1948, un maximum qui incorporait tous les Slaves musulmans (futurs Bosniaques et Musulmans), presque la moitié des Slaves catholiques (le reste se déclarant comme Croates) et même un cinquième des albanophones (le reste se déclarant comme Albanais).

J’ai déduit que le dernier recensement compte 5% de Monténégrins musulmans et catholiques. En les soustrayant ainsi que les Monténégrins athées, agnostiques et qui ne voulaient pas déclarer leur religion, finalement les Serbes sont la majorité parmi ceux qui se sont déclarés orthodoxes. En fin de compte même la majorité orthodoxe de 71% a été fendue. Nous n’avons pas de chiffres exacts mais les sondages placent le support pour l’auto-proclamée Église orthodoxe monténegrine entre 10 et 15%, ce qui placerait le chiffre de véritables croyants de l’orthodoxie canonique entre 55 et 60%.

Le recensement de 2023 a solidifié les crevasses en réduisant le nombre de Monténégrins ethniques de langue serbe qui finalement compteront que 10% tandis qu’ils étaient à 25% en 2003. Désormais le serbe se solidifie autour de 42% et le monténégrin à 35%. Le Monténégro entrera dans sa deuxième décennie avec une constitution qui accorde un statut officiel à la deuxième langue la plus parlée au détriment de la première.

En ce qui concerne ces changements, comme il a déjà été mentionné, ils ne sont pas le résultat de l’immigration ou même de taux de natalité différenciés. Il est plutôt question d’un manque de pression et d’incitation pour les habitants d’accepter l’identité prescrite par l’ethnocratie monténégrine.

 – Voyez-vous des parallèles avec le cas de l’Ukraine ? 

Absolument, beaucoup trop. Certains parmi mes interlocuteurs voyaient la guerre civile comme le seul résultat possible du système de l’apartheid de l’ethnocratie monténégrine. L’an 2020 était un point de bascule vers un dénouement pacifique et électoral. Je ne peux m’empêcher de penser à la résolution pacifique de la question ukrainienne, qui aurait été possible si la clique de Nuland n’avait pas organisé le coup d’état de 2014.

L’indépendance du Monténégro, établie avec un référendum terni par des pratiques électorales frauduleuses en 2006, était supportée par les deux camps de la future Guerre froide. Washington et Moscou, chacun pour ses raisons, avait authentifié le nouveau pays. Les Chinois s’étaient engagés quelques années plus tard, dans le contrat de sept chiffres pour la construction de l’autoroute vers la Serbie. Je serais libre de dire que Pékin et Moscou ont tous les deux rapidement regretté leurs investissements géostratégiques. Djukanovic employait une hypocrisie méprisable pour engendrer des entrées de fonds pour maintenir l’économie monténégrine à flot. Le trafic de cigarettes et de stupéfiants était un poste important du budget d’état. En tout un état mafieux toléré par l’Occident et supporté explicitement par les Américains. Berlin avait déjà commencé à perdre patience avec Djukanovic en 2006. L’élection de Trump à Washington et Johnson à Londres étaient décisifs, Djukanovic avait perdu ses deux grands mécènes dans la tempête parfaite de 2020. Il ne put en croire ses yeux quand les ambassadeurs américain, britannique et allemand l’empêchèrent d’utiliser la force ou ses techniques de fraude électorales préférés. Sans mentionner que plusieurs tonnes de cocaïne étaient saisies à des équipages monténégrins en 2019 et 2020, estimées à la valeur du budget annuel du pays.   

Le tremblement de terre ne pouvait se produire sans bien sûr le projet de loi de fin 2019 qui empruntait au modèle ukrainien et la crise du COVID-19 qui fracassait le tourisme, source d’un quart du PIB du pays. Djukanovic voulait couronner son héritage nationaliste avec une Église orthodoxe d’abord autonome et un jour autocéphale. Pour cela il faisait pression sur l’Église orthodoxe serbe canonique présente depuis 800 ans sur le territoire. Les compromis faits derrières les portes fermées avec le métropolitain Amfilohije sont le sujet de spéculation mais il y avait, certes, beaucoup de coopération documentée pendant trois décennies de règne simultané. Le fait que le peuple s’était soulevé à Berane, où l’ardent évêque Joanikije était dans le premiers rangs, avait scellé le sort de Djukanovic. La fatigue des matériaux de son régime personnel, le vide immense dans la trésorerie, la rébellion pacifique, le déclin d’alliés – tout indiquait à Washington et Londres qu’il était finalement devenu un fardeau stratégique. Une décision à été prise de faciliter la transition tranquille par faute de quoi la finalité aurait été une révolution instaurant un gouvernement farouchement anti-OTAN. Une bonne leçon sur les limites de la stabilocratie.

 – Comment voyez-vous le futur du Monténégro après la chute du régime de Djukanovic, est-ce que l’identité serbe et un rapprochement avec la Serbie pourrait être envisagé alors que la priorité est maintenant donnée à l’entrée dans l’UE ?

Malgré tout, je pense que le Monténégro restera fragmenté ethniquement avec une composante serbe de plus en plus dominante avec le temps. J’ignore l’issue du rapprochement vers l’UE mais je suis certain que peu changera, tout comme suite à l’entrée à l’OTAN. En ce qui concerne un rapprochement politique avec la Serbie, je figure dans la minorité des théoriciens qui disent que chaque régime politique du Monténégro ainsi que chacune de ses manifestations étatiques finissent, tôt ou tard, par entrer dans une phase antiserbe. C’est tout simplement une raison d’état puisque chaque rapprochement avec la Serbie pose la question évidente : à quoi tient la souveraineté monténégrine ? Une question qui s’est posée le jour où la Serbie et le Monténégro sont devenus des pays avoisinants en 1912. Les élites monténégrines, même celles qui sont ethniquement serbes ou issues de dynasties ou partis très proches des dirigeants à Belgrade, retrouveront le réconfort politique qui maintiendra leur subsistance politique et dynastique.  

Igor Jaramaz est analyste politique. Il a été chef de cabinet par intérim au Ministère des Affaires Religieuses de Serbie. Il est également traducteur français/serbe.

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La rédaction de Balkans-Actu

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