Deux semaines après le dépôt d’un projet de loi sur les agents étrangers par des alliés du parti au pouvoir, le président serbe Aleksandar Vučić a déclaré le 11 novembre qu’il ne soutiendrait pas ce projet de loi. Laurent Ozon nous aide à comprendre ce renversement de situation.
La guerre de quatrième génération dans les Balkans
Le 29 novembre dernier, deux députés du Mouvement Socialiste, un partenaire de longue date du parti au pouvoir, le SNS du président Vučić, avaient déposé un projet de loi s’inspirant de la loi FARA aux Etats-Unis. L’objectif affiché était d’avoir un suivi des financements étrangers et de la façon dont ils sont dépensés, dans un contexte de potentielle révolution colorée en Serbie.
Laurent Ozon, intellectuel et spécialiste des questions d’ingérences étrangères, nous a fourni son analyse de ces enjeux en rappelant que “ces lois sont adoptées partout dans le monde, depuis les USA, jusqu’en Russie, et même en Géorgie où des mécanismes de déstabilisations sont en cours. Nous sommes au milieu de guerres de quatrième génération, dites d’influence, de narratif, où le but est de s’attaquer à la cohésion interne des sociétés afin que la population ne s’identifie plus à ses élites et à l’Etat. Ces lois visent donc à limiter l’influence des puissances étrangères et d’acquérir davantage d’autonomie stratégique. Le camp atlantiste, américain, français, adopte lui-même ces mesures tout en critiquant les pays qui veulent les adopter, il y a là un double-standard habituel qui ne laisse plus personne dupe.”
La question des “agents étrangers” est donc au cœur de la guerre de quatrième génération, notamment dans les Balkans et au Monténégro, qui avait évité de peu une guerre civile de type “ukrainienne”.
Mais revenons-en à la Serbie. Le Mouvement Socialiste, qui a déposé le projet de loi, a été fondé en 2008 par Aleksandar Vulin, un proche de Vučić qui est passé par plusieurs cabinets et fonctions importantes depuis une dizaine d’années, avant de devoir démissionner de son poste de directeur de l’Agence de Renseignement de Sécurité en raison de sanctions américaines. Connu pour ses liens avec la Russie, il est aujourd’hui vice-premier ministre et a représenté la Serbie au Sommet des BRICS à Kazan en octobre dernier. Ainsi, il semble clair que Vulin est utilisé par Vučić pour contrebalancer l’influence atlantiste en Serbie, alors que ce dernier cherche à trouver une voie médiane.
Vucic cède face à la pression atlantiste ?
Laurent Ozon rappelle que “la Serbie est ciblée depuis longtemps, via le système médiatique et les ONG, car c’est un point de bascule important”. L’ex-Yougoslavie a en effet été un laboratoire de déstabilisations diverses. D’abord de propagande médiatique pour justifier la dislocation du pays et les bombardements, puis ensuite de révolution colorée avec le mouvement Otpor, visant à affaiblir et renverser la Serbie qui est la puissance régionale anti-atlantiste la plus coriace. En tant que carrefour entre l’Occident et l’Orient, la position de la Serbie, qui était aussi celle de l’Empire byzantin, a toujours été d’une importance stratégique, comme nous le rappelle la Première Guerre mondiale qui puise sa source dans la volonté de créer un axe ferroviaire Berlin-Bagdad. Aujourd’hui la Serbie est le seul pays de la région qui n’est pas membre de l’Otan ni de l’Union Européenne (la Bosnie-Herzégovine étant un protectorat atlantiste), et qui a vocation à redevenir une puissance balkanique de premier rang.
Dans son discours du 11 novembre, le président Vučić a confirmé l’opération de déstabilisation en cours évoquant une enveloppe de “426 millions d’euros en provenance de l’étranger pour faire pression sur des groupes chargés de changer l’image de la Serbie, l’atmosphère du pays et participer au renversement du gouvernement”. Mais alors pourquoi s’oppose-t-il à cette loi proposée par le parti de son proche Vulin ?
Laurent Ozon explique que les mécanismes immunitaires de défense face à l’ingérence étrangère sont susceptibles d’enclencher un cycle auto-alimenté, conduisant à l’autoritarisme et à l’effondrement.
“Un peuple ou un État attaqué ou se sentant menacé du fait de mesures de blocus économiques subies ou d’une guerre, devient moins démocratique et plus exceptionnaliste dans le fonctionnement de ses institutions. Il réduit les libertés individuelles par un mouvement de mobilisation et d’alignement intérieur en réponse au stress. C’est une tendance quasi-générale qui donne ultérieurement prise à une critique sur le thème « état autoritaire ». Si les forces qui sont à l’origine de cet état de tension financent les organisation intérieures capables de donner de l’ampleur à l’insatisfaction que cette colère génère (opposants, organisations, formations, médias, etc.), celles-ci peuvent rapidement provoquer une instabilité (manifestations, émeutes, etc.) nécessitant des mesures de maintien de l’ordre qui seront à leur tour, utilisées pour entretenir le narratif « régime change » sur le thème « le dictateur ne veut pas partir et réprime sa population » et en retour à la justification de nouvelles mesures d’isolement économique, de sanctions, de financement des oppositions qui à leur tour alimenteront le cycle « menace, crispation, sanction, déstabilisation » jusqu’à la guerre ou l’effondrement”.
Le pouvoir serbe se trouve exactement dans cette situation, plusieurs semaines après la catastrophe de Novi Sad qui a coûté la vie à une quinzaine de personnes. Les manifestations dénonçant la corruption, qui est visée comme cause de cette tragédie, sont toujours présentes, allant même jusqu’au blocus des universités et de vifs échanges dans l’assemblée nationale. Siniša Pepić rappelait toutefois que “derrière les manifestations il y a les dollars américains”, la situation en Serbie est donc tendue, au moment où le camp atlantiste a réalisé un coup d’Etat judiciaire à côté en Roumanie pour éviter un basculement géopolitique dans les Balkans.
Tout porte à croire que le président Vučić a d’abord souhaité faire adopter la loi contre les agents étrangers en passant par le parti de son proche Vulin, mais qu’il s’est ensuite ravisé face aux pressions occidentales et au risque de révolution colorée alors qu’il se trouve dans une situation interne délicate.