La scène de la peur, critique du film « Le Spectre » (Bauk) de Goran Radovanović 

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Le réalisateur Goran Radovanović a sorti le 3 octobre 2024 le film « Bauk », « Le Spectre », un film qui traite des bombardements de l’OTAN sur la Serbie en 1999. Un « Bauk » est une créature légendaire de la mythologie serbe. Ayant la forme d’un animal, il est tapi dans des maisons abandonnées ou des lieux obscurs, prêt à sauter sur une victime qu’il dévorera. Vladimir Kolarić, théoricien de la culture et de l’art, livre une analyse de ce film qu’il juge « métaphysique ».

Goran Radovanović est l’un des rares réalisateurs en Serbie à créer des films véritablement engagés, non pas sur commande d’un fonds, mais qui répondent aux problèmes auxquels nous faisons face en tant que société et peuple, en tant que communauté historique, nous en tant que tels et non comme des êtres universels ou des projections idéologiques. En outre, Radovanović est un réalisateur qui, par son travail antérieur sur des films documentaires et de fiction, a acquis une réputation internationale significative, qu’il s’efforce de maintenir en réalisant des films « à nous », tournés depuis « notre » perspective, mais qui peuvent également passer dans des festivals et marchés occidentaux de plus en plus restrictifs sur ce qui ne cadre pas avec leur agenda sur qui est qui, qui est responsable de quoi et qui a droit à quoi.

Quand je dis que cet auteur raconte « notre » histoire, je ne veux pas dire qu’il promeut un quelconque récit idéologique, encore moins officiel, car un tel récit n’existe pas en Serbie. Il raconte plutôt une histoire issue de notre expérience, une expérience qui ne prend pas seulement en compte les intérêts et préjugés d’une certaine minorité (quasi-libérale) qui s’est autoproclamée comme l’élite et l’unique détenteur légitime des récits identitaires, mais qui tient compte de l’ensemble de la communauté historiquement générée, avec son expérience collective, incluant les traumatismes qu’elle a traversés et qui l’ont largement façonnée.

Dans le nouveau film de Radovanović, « Le Spectre » (2024), il est question précisément de traumatisme, celui encore peu conscient et non surmonté de la guerre de l’OTAN en 1999, à travers l’histoire d’un garçon (Jakša Prpić) qui traverse l’expérience des bombardements avec sa mère (Sara Klimoska), tandis que son père (Miloš Biković) est absent, marin sur un navire au long cours. Le garçon est hypersensible et traumatisé par l’absence de son père, mais sa peur prend des dimensions collectives, voire globales, car elle semble en accord avec la peur ressentie par toute la société, tout le peuple, qui n’est pas seulement une peur engendrée par un conflit spécifique, mais qui englobe aussi l’expérience collective d’un peuple, historiquement marquée par des menaces constantes de migrations et de génocide.

L’expérience de la guerre, en plus de l’histoire familiale, est symboliquement encadrée par le poème de Goethe « Le Roi des Aulnes », représentant la culture européenne à laquelle la Serbie appartient et souhaite appartenir, mais qui, face aux épreuves historiques, motivées par des intentions conquérantes et exploitantes de pays européens et d’autres nations occidentales, est constamment amenée, voire obligée, à réévaluer cette position identitaire et ce choix. Le poème « Le Roi des Aulnes », récité par le protagoniste, le garçon Sava, suggère également la nature irrationnelle, presque métaphysique, de la menace qui plane sur lui, ainsi que sur toute la communauté à laquelle il appartient.

De plus, l’expérience de la guerre est mise sur un plan plus large, presque global, nous rappelant la perspective historique (le bombardement nazi de Belgrade pendant la Seconde Guerre mondiale), ainsi que le soutien que nous avons reçu dans certaines parties du monde, c’est-à-dire le nombre de personnes qui estimaient que cette guerre les concernait aussi (cf le discours du grand compositeur Mikis Theodorakis lors de manifestations contre l’agression de la Serbie à Athènes).

Par ailleurs, l’expérience de la guerre est encadrée par l’identité orthodoxe et traditionnelle de notre peuple, qui, tant sur le plan personnel que collectif, s’exprime particulièrement en période de grandes épreuves menaçant sa survie même. Dans tout cela, le film « Le Spectre » ne fait pas appel à un récit centré, dynamique et ramifié : c’est un film « lent », mettant l’accent sur l’atmosphère, poétique et rempli de symbolisme, et en ce sens, il possède moins de communicabilité que « L’Enclave » du même Radovanović, un film consacré à la situation des Serbes au Kosovo et Métochie.

Je suis d’avis que cela a été un choix conscient du réalisateur, qui a cherché à évoquer et à incarner la traumatisation elle-même, la peur de toute la communauté face à la possibilité de son effondrement total et de sa disparition, confrontée à une menace dont la véritable source et les dimensions ne peuvent être pleinement appréhendées, et qui n’est pas certaine de trouver en elle la force suffisante pour y résister et la surmonter.

Le film commence par une scène de représentation théâtrale, ou de spectacle scolaire, ce qui colorie presque toute la mise en scène stylistique de ce film, où le rêve et la réalité, l’illusion et les sensations, la fantaisie et la réalité s’entrelacent continuellement. Dans son ensemble le film représente en ce sens un véritable théâtre de la peur, où la peur elle-même semble être mise en scène, montrant à des spectateurs effrayés (à la fois participants) ses multiples visages. Le champ symbolique et significatif de ce film et des réalités qui y sont présentées s’élargit constamment par l’entrelacement des niveaux de réalité, par de nombreuses références culturelles (Goethe, Crnjanski) et une symbolique religieuse, des icônes et fresques, croix, jusqu’à des scènes évoquant l’eucharistie (pain, vin, pommes sur les étals des marchés) et le Golgotha (scènes d’un garçon portant une croix ou de personnages devant trois poteaux de ligne électrique, faisant clairement référence à la scène de la crucifixion).

S’il n’y a pas dans « Le Spectre » d’imputation au peuple serbe de toutes les fautes de ce monde, il n’y a pas non plus de pathos national, qui est aujourd’hui tellement à la mode, lorsque le brandissement de drapeaux et la rhétorique quasi-patriotique servent d’unique justification à la corruption, à la passivité et à l’oppression du peuple par ses propres élites et leurs maîtres (occidentaux). Radovanović s’efforce de placer l’expérience de la guerre sur un plan personnel et psychologique, puis culturel et socio-historique, mais avant tout sur un plan spirituel, où la quête d’un ancrage spirituel, qui seule donne sens et apaisement face aux grandes traumatismes et à l’expérience de la mort, n’est pas présente uniquement à travers les figures de prêtres (Vojin Ćetković), de sa fille angélique Milica (l’exceptionnelle Anđelija Filipović) ou à travers des scènes d’une symbolique religieuse explicite, mais aussi à travers la recherche et le désir du garçon pour son père absent, qui, en plus de la dimension psychologique, renvoie incontestablement à la dimension spirituelle, c’est-à-dire à la quête du Père Céleste.

Ce film ne sera peut-être pas une expérience de visionnage facile pour beaucoup, non seulement en raison de son thème « lourd », mais aussi à cause du style et de la forme spécifiques choisis par l’auteur. Cependant, l’impression qu’il laisse n’a jusqu’à présent été rencontrée dans aucun de nos films, et pas seulement les nôtres : une impression non plus de peur, mais de la véritable menace et du mal qui planaient alors sur nous, mais qui continuent de le faire, reflétant clairement l’instant présent, marqué par les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient.

Dans ce sens, Radovanović, avec son courage (même si de manière étouffée et très indirecte), ne voit pas la guerre comme un mal abstrait, ne produit pas un autre film de plus dans la série qui nous apprend (oh, quel miracle) que la guerre est mauvaise (surtout celle où nous devons nous défendre contre l’agression de quelqu’un venant de l’Ouest), mais c’est un film sur une guerre concrète, déclenchée par la même partie qui déclenche encore des guerres et qui ne semble pas vouloir s’arrêter. Et c’est, ce qui est particulièrement important, un film qui pressent la nature métaphysique, d’un autre monde de cette guerre, de ces guerres et de leur moteur, qui semble être la véritable source de peur qui emplit le monde de ce film, mais aussi un véritable motif pour se ressaisir, de rassemblement et de retour vers le Père, qui est le seul à vaincre la peur. Ce film peut ne pas éveiller un optimisme collectif ni appeler à l’héroïsme, mais il pointe vers le retour à Celui qui peut nous aider dans tous ces défis, épreuves et errances terrestres, sur le chemin vers la Nouvelle Jérusalem.

Vladimir Kolarić
est théoricien de la culture et de l’art,
écrivain et traducteur à Belgrade.
Article originalement publié en serbe dans le Standard

Image de La rédaction de Balkans-Actu

La rédaction de Balkans-Actu

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