Emir Kusturica, Ange rebelle

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Au début du film Le temps des Gitans, un personnage regarde directement la caméra et dit : “Ils voulaient me couper les ailes. Et qu’est-ce qu’une âme sans ailes ?”

Dans son nouveau livre L’Ange rebelle (titre original « Видиш ли да не видим », “Voyez-vous que je ne vois pas ?” « L’Ange rebelle » est la traduction littérale des éditions russe et italienne), publié cette année en russe, Emir Kusturica revient sur cette question, qui semble être aussi simple que métaphysique. 

Une sorte de baroque et la narration parabolique, un grain d’absurdité et des éléments magiques dans un paysage réaliste, inhérents au style cinématographique unique du célèbre réalisateur serbe, sont pleinement présents dans sa prose. 

Il est certainement impossible d’analyser le livre en tant que roman, puisqu’il s’agit bien d’un essai littéraire généreusement assaisonné d’épisodes autobiographiques. L’Ange rebelle est dédié à l’écrivain allemand Peter Handke, un ami de Kusturica, qui, selon lui, incarne l’image d’un vrai créateur, libre du conformisme et du brouhaha politique. Kusturica compare Handke à un spéléologue pour sa capacité à explorer les profondeurs de l’âme humaine et l’âme de l’espace géographique, ainsi qu’à l’ange Cassiel du film Les Ailes du désir de Wim Wenders, dont le scénario a été écrit par Handke lui-même :

« La spéléologie de Peter est l’aventure d’un homme qui, maniant habilement les câbles, descend dans une grotte, dans les profondeurs du ventre de la terre, avec une lanterne d’une faible lumière à la main. De là, il voit mieux ce que c’est – la vie quotidienne, dévoile des sentiments humains oubliés mais touchants, nous guide à travers sa géographie personnelle, montre des personnages qui n’ont pas été incarnés dans la littérature. » 

Kusturica décrit comment, avec Handke, ils se rendent à Stockholm pour recevoir le prix Nobel de la littérature. Je rappelle que le comité Nobel a décerné exceptionnellement deux prix en 2019 : l’un à l’écrivaine polonaise Olga Tokarczuk et le second à Peter Handke, dont la nomination a provoqué un certain mécontentement. La faute de l’écrivain allemand est d’avoir, pendant la guerre en Yougoslavie dans les années 90, attiré l’attention sur la couverture biaisée de la tragédie des Balkans par les médias occidentaux, qui ont inconditionnellement pris parti dans cette guerre civile. Et l’écrivain a payé sa position par la condamnation collective d’une partie progressiste (se disant ainsi) du public [et par une interdiction de séjour au Kosovo, ndlr].

Dans l’enclave serbe de Velika Hoća au Kosovo, un portrait de l’écrivain Peter Handke, prix Nobel de littérature, qui, avant d’être interdit de séjour au Kosovo, avait ses habitudes dans ce village surnommé « perle de la Métochie ».

Le vrai art mène au transcendant

Dans ce livre, Kusturica lève le rideau sur les coulisses du Comité Nobel : voici le secrétaire de l’Académie suédoise, Mats Malm, suppliant Handke pendant une bonne heure de changer de point de vue sur les événements de Srebrenica, c’est-à-dire de se repentir publiquement de paroles prononcées vingt ans plus tôt. Ou la secrétaire exécutive du comité Nobel, Anna Sjöström Douagi, qui admet avec une sincérité aimable n’avoir jamais entendu parler de Victor Sjöström, le réalisateur et l’acteur qui a marqué l’histoire du cinéma suédois. Mais ces juges, qui sont-ils ? — s’est exclamé le personnage de Griboïedov. 

Qu’est-ce que la position politique à avoir avec la littérature me diriez-vous ? Eh bien, vous connaissez bien sûr tous la réponse à cette question.  

Souvenez-vous, les cas de Louis-Ferdinand Céline ou bien Ivan Chmeliov, qui ont écrit des classiques, accusés d’avoir collaboré pendant la Seconde Guerre mondiale, qui incarnent aujourd’hui le dilemme entre la morale publique et l’art. Le véritable art arrête le temps, sort du contexte politique et social actuel et vous plonge dans une histoire intemporelle. Et qu’est-ce que le temps d’aujourd’hui est devenu ? Où est son point d’appui ? 

« Les films et les livres, s’ils appartiennent au vrai art, nous mènent toujours vers le transcendant », lit-on dans le livre.  

En jetant un coup d’œil dans le passé, le réalisateur serbe partage avec nous les souvenirs de son enfance yougoslave, lorsqu’il a vu pour la première fois Spartacus de Kubrick sur grand écran ; images de la vie rurale en Serbie, où, malgré les difficultés économiques, règnent la simplicité, le plaisir et la bonne nature. L’auteur, s’appuyant sur le pouvoir des auteurs classiques du cinéma et de la littérature, regrette les prémices du transhumanisme et de la numérisation générale et craint un possible avenir totalitaire sans joie, où les gens seraient privés de volonté et de choix. Il semble que le seul moyen de se sauver de la folie humaine est de s’enfoncer dans l’art et dans des textes des artistes de la vie comme Peter Handke. Réagir aux événements d’une manière vive, voir la beauté et l’idée supérieure dans chaque buisson – tels sont les principes auxquels Kusturica postule. 

Le texte de L’Ange rebelle n’est pas dépourvu de charme littéraire : une image d’un couvercle de casserole bleu, jeté dans le ciel, comme une métaphore du destin dans l’écoulement du temps ; un homme sur une corde reliant les deux rives de la Drina ; la photo d’un pêcheur, où le ciel et la rivière sont renversés. Une serveuse serbe d’un café de village ordinaire prend les traits d’une providence, dans l’esprit des personnages de Dostoïevski.

« Tragi-comiques » est un mot qui a été souvent utilisé pour décrire les films de Kusturica. Eh bien, voici un exemple de l’absurde et du ridicule dans un milieu qui se prétend intellectuel : certains journalistes s’inquiètent sérieusement du fait que Kusturica « ne reconnaît pas le droit international », et ose même « défier la domination mondiale de l’Occident ».

En effet, un crime des plus horribles. 

La tragi-comédie se révèle quand les bien-pensants éternellement indignés et offensés veulent faire taire tous ceux qui ne sont pas d’accord avec leurs pensées et le discours. Au reste, Emir Kusturica a tout dit sur ce sujet dans ce livre que le lecteur français pourra bientôt, je l’espère, lire dans sa propre langue.

Darya Basova, autrice russe, est diplômée de MGIMO et de l’Université de la Sorbonne.

Image de La rédaction de Balkans-Actu

La rédaction de Balkans-Actu

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