Le Monténégro au bord de la guerre civile

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Le 26 décembre 2019, dans un silence médiatique assourdissant, une atteinte sans précédent à la démocratie européenne se déroulait au Monténégro. Au sein même du Parlement national, Milo Djukanović envoyait la police arrêter plusieurs dirigeants de l’opposition qui débattaient depuis plusieurs heures d’une loi prévoyant de spolier tous les biens de l’Église orthodoxe serbe, la plus importante et la plus ancienne des communautés religieuses du pays.

Le petit État du Monténégro, peuplé seulement de 670 000 habitants et grand comme deux fois le Finistère (14 000 km2), est devenu indépendant le 3 juin 2006. Cet acte sonna le glas définitif de la Yougoslavie, née au lendemain de la Première Guerre mondiale. 

Or depuis le 26 décembre 2019 et l’attentat du pouvoir central contre la démocratie, la population s’est emparée de son destin. Sans discontinuer, chaque jeudi et dimanche, des cortèges d’individus de tous âges parcourent des kilomètres sur les hauteurs enneigées comme dans les vallées encaissées, pour montrer leur désaccord avec les pratiques autoritaires du pouvoir. Placées sous le signe de la défense de l’Église orthodoxe serbe et de son patrimoine, ces « molebane » (processions) dépassent le simple cadre religieux. Dimanche 23 février 2020, ce sont plus de 200 OOO Monténégrins, dont 50 000 juste devant la cathédrale serbe de la capitale, qui se sont rassemblés dans une immense démonstration ; entre un tiers et la moitié de la population du pays se déplace ainsi massivement chaque semaine pour montrer son rejet de la politique de Djukanović.

Une violence politique qui ne date pas d’hier

Or cette foule immense qui manifeste depuis trois mois sans discontinuer n’est pas seulement motivée par la défense des biens de l’Église orthodoxe serbe. La violence dont fait usage Milo Djukanović n’a d’égal que le calme dont font preuve les manifestants. Le 26 décembre 2019, suite aux violences policières au sein même du Parlement, Djukanović a donné l’ordre de mettre au cachot deux des trois principaux leaders de l’opposition ; or à plusieurs reprises ces dernières années Nebojša Medojević, chef de file de l’opposition, avait été jeté en prison pour ses propos. Fin janvier, l’autocrate du Monténégro est allé jusqu’à ordonner d’arrêter la mère d’un autre leader de l’opposition (Mandić). Enfin, toute marque de soutien de la part de jeunes pèlerins serbes venus des pays voisins est arrêtée à la frontière. 

Cette violence politique du pouvoir ne date pas d’hier. Déjà en 2019 des intellectuels serbes avaient, selon la bonne vieille recette autocratique, été simplement interdits de séjour, dont le grand écrivain serbe du Monténégro Matija Bečković. En fait, depuis l’automne 2015, de violentes manifestations menées par l’opposition déstabilisent le gouvernement de Milo Djukanović : rassemblant plusieurs partis pro-serbes, elles ont pour mots d’ordre la transparence et la dénonciation de la corruption du pouvoir.

Milo Djukanović, tour à tour Président et Premier ministre du Monténégro, représente un cas unique en Europe d’un individu à la tête du pouvoir sans discontinuer depuis 39 ans. (Voir notre article de 2017.)

Identités monténégrine et serbe entremêlées

Les racines profondes de ce mécontentement déjà ancien de la population monténégrine trouve ses origines dans la tentative d’usurpation par le pouvoir de l’identité des Monténégrins. 

De majorité traditionnellement chrétienne orthodoxe, ses habitants se sont longtemps considérés comme faisant partie de la nation serbe, tout en étant Monténégrins. Par ailleurs, la population musulmane, qui représente environ 16 % de la population, est divisée entre ceux qui se considèrent comme une minorité bochniaque et demandent leur rattachement à la Bosnie-Herzégovine, et ceux qui se considèrent comme une minorité albanaise et demandent leur rattachement à l’Albanie voisine. L’indépendance, acquise d’extrême justesse avec 55,5 % des voix au référendum du 3 juin 2006 n’aurait pu être obtenue sans le soutien des partis politiques représentant les minorités albanaise, bochniaque, croate et turque, qui constituent à elles quatre 18 % de la population. L’imam, chef des musulmans du Monténégro, avait écrit pendant la campagne une lettre à Djukanović l’assurant du vote à 100 % de la communauté musulmane (Albanais, Bochniaques et Turcs). Depuis, le pouvoir central s’appuie fortement sur le vote musulman pour obtenir une majorité à chaque échéance électorale. 

La loi du 26 décembre 2019 qui a mis le feu aux poudres est une loi liberticide typique d’un pouvoir néo-communiste. Elle prévoit que l’État monténégrin, contrairement aux principes inscrits dans la Charte européenne des droits de l’homme, prenne possession de tous les biens de l’Église orthodoxe serbe : édifice religieux, terres agricoles, monastères, etc. Outre que l’Église orthodoxe serbe est la plus ancienne du pays (XIIe siècle), elle a le plus grand nombre d’église et de fidèles. Enfin, les Serbes et beaucoup de Monténégrins se révoltent contre cette loi de spoliation, car au même moment Djukanović a garanti les droits de l’Église catholique et de la communauté musulmane.

Or l’Église orthodoxe serbe est constitutive de la nation monténégrine. L’Église orthodoxe autocéphale monténégrine (CPC) a été créée de toutes pièces en 1993 par Djukanović : cela a ouvert un conflit entre l’Église monténégrine orthodoxe et l’Église orthodoxe serbe (SPC) qui dure depuis 1993. À l’heure actuelle, seules 50 églises orthodoxes sur 750 que compte le Monténégro se seraient ralliées à l’Église autocéphale monténégrine, soit 20 prêtres. En outre, l’Église orthodoxe monténégrine n’est pour l’instant reconnue par aucune église orthodoxe au monde ; dans les jours suivant le vote de la loi liberticide du 26 décembre 2019, le patriarche de Russie (Cyrille) et celui de Constantinople (Bartholomée I) se sont empressés de désavouer cet acte. 

En fait, le Parti socialiste démocrate (DPS) de Djukanović fut autrefois un allié proche du métropolite Amfilohije, chef de l’Église orthodoxe serbe au Monténégro. Mais le DPS opta en 2006 pour l’Église du Monténégro et l’Église orthodoxe serbe considéra la renaissance de son homologue monténégrine comme une menace directe contre ses intérêts. L’Église orthodoxe monténégrine fit appel à l’État pour le rétablissement de ses droits, face à l’usurpation prétendue de l’Église orthodoxe serbe. En fait, l’Église monténégrine veut désormais monnayer son engagement en faveur de l’indépendance auprès de Djukanović, alors que celui-ci en ex-apparatchik non baptisé, veut se servir d’un église entièrement créée par le pouvoir politique afin de mieux contrôler ses agissements.

Déstabilisation de la région

Les mesures autoritaires du pouvoir monténégrin risquent de déstabiliser toute la région. Jouant sur la division entre Serbes et Monténégrins d’identité serbe d’un côté, et Monténégrins pro-pouvoir et minorités musulmanes de l’autre (Bosniaques et Albanais), Djukanović n’a pas vu l’effet de contagion que cela allait entraîner. Début février 2020, le Président serbe de la Bosnie-Herzégovine, Milorad Dodik, a déclaré vouloir apporter son soutien aux Serbes du Monténégro et a entamé un processus de sécession de la Bosnie-Herzégovine. Au Kosovo, la police albanaise a prêté main forte à la police monténégrine pour bloquer les cortèges de pèlerins serbes ; on risque de voir l’ingérence des acteurs régionaux dans les affaires du Monténégro.

Par ailleurs, ces remous internes au Monténégro ne sont que la conséquence logique du jeu qui oppose la Russie aux États-Unis. La Russie avait, dans les années suivant l’indépendance de 2006, effectué des investissements très fructueux. Des hommes d’affaires russes ont racheté tous les plus grands hôtels du littoral Adriatique : le fameux Queen of Montenegro de Bečići, l’Albatros d’Ulcinj et le Fjord de Kotor. Le magnat russe Oleg Deripaska a agrandi le complexe d’aluminium KAP, énorme consommateur d’électricité : 1,4 milliard de kWh — soit l’équivalent du déficit énergétique du pays. L’économiste Nebojša Medojević déclarait en 2009 que « la moitié de la richesse produite au Monténégro est aux mains des Russes ». Mais cette toute-puissance russe a été gravement affectée par les sanctions que les autorités de Podgorica ont votées en 2014, à la suite de leur mentor états-unien ; depuis, on assiste à une fuite massive des capitaux russes.

Les États-Unis se sont engouffrés dans la brèche en accentuant en 2015 leur pression sur le gouvernement de Djukanović pour qu’il intègre l’OTAN. La Maison-Blanche avait déjà, depuis de nombreuses années, obligé le Monténégro à abandonner ses équipements militaires liés au Pacte de Varsovie, réduisant par exemple sa flotte navale à la portion congrue — un seul patrouilleur en tout et pour tout. C’est donc logiquement que, le 2 décembre 2015, l’OTAN a « invité » le Monténégro à rejoindre l’Alliance atlantique, ce qui signifie son intégration à la mi-2017. Le Pacte atlantique est perçu par le gouvernement monténégrin philo-occidental comme « la garantie la plus fiable pour les investisseurs » et le seul moyen d’assurer la sécurité. 

Mais la Russie, voyant là lui échapper un point d’appui en mer Adriatique et une nation toujours très proche de ses positions diplomatiques, a vite réagi. Vladimir Poutine a annoncé, dans les jours suivant la décision de l’OTAN, l’arrêt de l’ensemble des échanges commerciaux avec les entreprises monténégrines ; il imposait également aux tours-operators russes de ne plus envoyer de touristes sur la côte monténégrine. 

L’erreur de Djukanović est d’avoir pensé qu’en divisant Serbes et Monténégrins et en jouant la carte musulmane il pourrait longtemps se maintenir au pouvoir. Or le mouvement de protestation populaire actuel dépasse la division entre Serbes et Monténégrins ; autour d’une certaine idée de la démocratie et pour défendre une identité religieuse constitutive du Monténégro depuis plus de huit siècles, les habitants du Monténégro se rassemblent aujourd’hui partout dans le pays contre l’oppression d’un pouvoir dépassé. La question est de savoir si les États-Unis vont, comme ils l’ont fait à chaque fois dans les Balkans, choisir l’option du chaos et de la déstabilisation, ou bien si la politique de défense des intérêts nationaux de Trump ne va pas l’amener à se désengager du terrain. Mais le plus grave est que là encore, l’Union européenne est aux abonnés absents !

La rédaction de Balkans-Actu

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