Au Kosovo, sur les pas de Peter Handke

Partagez sur :

Au début du mois de janvier 2020, une délégation d’élus et de journalistes français s’est rendue au Kosovo pour fêter Noël orthodoxe. Un périple qui les mena, de Kosovska Mitrovica à Velika Hoca, sur les traces de l’écrivain autrichien Peter Handke, soutien des Serbes du Kosovo depuis 1996, nobélisé le 10 décembre 2019 et interdit de séjour au Kosovo-Métochie le lendemain, 11 décembre 2019.

Cette interdiction de séjour est arrivée en représailles suite à l’attribution, la veille, du prix Nobel de littérature à l’écrivain autrichien. Ces lauriers ont entraîné la démission de deux jurés du prix. Qu’un intellectuel ait ouvertement soutenu le peuple serbe dans les tourments qui ont suivi l’éclatement de la Yougoslavie est toujours cause de scandale aux yeux de beaucoup de bien-pensants. Quelle meilleure preuve de la complexité de la situation dans les Balkans, vingt ans après l’intervention militaire de l’OTAN contre la Serbie ?

Au début du mois de janvier 2020, une délégation d’élus et de journaliste français s’est rendue au Kosovo sur les pas de Peter Handke, notamment dans la ville de Kosovska Mitrovica et dans le petit village de Velika Hoca. Il convenait ainsi de répondre en partie à la provocation qu’avait livré l’écrivain dès 1996 : « Et ce qui est durable pour moi surtout, c’est avant tout ceci : personne ne connaît la Serbie ». C’est en effet les 5 et 13 janvier 1996 que la parution d’un texte courageux intitulé Justice pour la Serbie (1) dans le quotidien bavarois Süddeutsche Zeitung ouvrait une polémique qui coure toujours un quart de siècle après. On ne se fait jamais pardonner d’apprécier les Serbes et d’aimer la Serbie. Il s’agit même d’un crime imprescriptible.

Dans les rues de Velika Hoca, Kosovo, une affiche en l’honneur de Peter Handke : « Bravo à notre Nobel » y est écrit en trois langues, serbes, italien et anglais.

Les Coucous de Velika Hoca(2), écrit en 2008 par Peter Handke après un séjour dans la région du Kosovo, n’est pas son texte le plus connu. Mais c’est probablement l’un de ceux qui dérangent le plus ses contempteurs. Voilà un texte qui n’est pas un essai polémique, mais bien un exercice contemplatif vis-à-vis de la situation des enclaves serbes du Kosovo. Peter Handke l’a rédigé l’année même où cette province décrétait unilatéralement, avec le soutien des Etats-Unis et de la quasi-totalité des pays de l’Union européenne (excepté la Grèce, l’Espagne, la Roumanie et Chypre), son indépendance. L’écrivain s’y fait, tel Hésiode, le témoin des travaux et des jours des Serbes demeurés au Kosovo après la guerre de 1999 et l’épuration ethnique pratiquée par les Albanais qui culmina dans l’horreur en 2004. On ne trouvera nulle animosité dans ses propos mais simplement le regret d’un immense gâchis et la certitude du droit des Serbes à vivre sans discrimination quotidienne sur la terre de leurs ancêtres.

Sur le célèbre pont de Mitrovica, les Carabiniers montent la garde

L’hôtel « tout en coins et en recoins » où dormit Peter Handke dans la ville universitaire de Kosovska Mitrovica au mois de mai 2008, nous y avons séjourné la nuit du Noël orthodoxe après un dîner de poisson frugal imposé par le jeûne religieux en vigueur ce jour-là. Le décor du restaurant de l’établissement, aux allures de faux chalet, avait peu changé après une décennie. Accrochée près de la cheminée, nous devions découvrir une photo datant de la Première guerre mondiale figurant des officiers français et serbes nous attendait, comme un rappel des sources de l’amitié entre nos deux pays littéralement née dans les tranchées des Balkans. Ici, le maréchal Franchet d’Espèrey, entré triomphalement dans Belgrade le 1er novembre 1918 reste un héros familier, comme peut l’être le général Berthelot à Bucarest.

Chaque veille de la fête de la Nativité, en un antique geste pagano-chrétien, les Serbes de toutes régions brûlent des branchages de chênes coupés le matin dans leurs forêts. C’est devant l’église flambant neuve surplombant l’hôtel que nous avons assisté à ce spectacle avant de partager un verre de raki chaud avec l’évêque de Prizren venu à Mitrovica pour la circonstance. La rakija, c’est l’eau de vie serbe, que l’on vous sert à toute occasion. Dans l’église presque neuve chantait une chorale. L’ancienne église de la ville, elle, est située de l’autre côté de la rivière Ibar dont le célèbre pont est désormais protégé par les carabiniers italiens après l’avoir longtemps été par les militaires français. Ce lieu de culte n’est donc plus accessible aux fidèles serbes. Car, si quelques Albanais et de nombreux commerçants Bosniaques habitent encore sur la rive nord de la rivière Ibar où nous nous trouvions en ce soir de Noël, la rive sud se retrouve de facto interdite aux Serbes, pour leur propre sécurité. Autant la guerre de Bosnie était bien un conflit religieux, opposant des populations slaves orthodoxes, catholiques et musulmanes, le Kosovo est la proie d’un long conflit ethnique et linguistique entre Albanais et Serbes.

Le sénateur LR Sébastien Meurant, membre de la délégation française ayant visité le Kosovo en janvier 2020, sur le célèbre pont de Mitrovica, symbole de cette ville coupée en deux : Serbes au Nord, Albanais au Sud. Depuis 2004, plus de 100 incidents violents ont éclaté sur ce pont, malgré la présence permanente des Carabiniers italiens.

Malgré l’accueil chaleureux et les pétards lancés par les enfants, nous ne pouvions trop nous attarder à Kosovska Mitrovica. En effet, l’un des buts de notre voyage était de séjourner dans la minuscule enclave serbe de Velika Hoca, située en Métochie, la région viticole située au sud du Kosovo. Dans ces Balkans si compliqués, pas de Bosnie sans Herzégovine et pas de Kosovo sans Métochie, littéralement « terre de l’Église ». En chemin, nous avons fait halte au monastère de Visoki Decani, inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2004 et étroitement gardé par l’armée autrichienne. Après avoir franchi un check-point constitué de plots de béton, il faut déposer son passeport aux militaires en faction, gardiens de l’enceinte de ce sanctuaire remontant à la première moitié du XIVe siècle. Ce monastère est renommé à juste titre pour la beauté de ses fresques. L’higoumène (équivalent du père abbé des monastères catholiques) qui nous reçoit s’exprime dans un anglais parfait et l’on se sent en sécurité à l’abri des murs de haut lieu de spiritualité orthodoxe malgré les sérieuses menaces de destruction qui pèsent toujours sur ce lieu saint.

À Prizren, se souvenir du pogrom de mars 2004

Cette halte spirituelle sera de courte durée puisqu’il est temps de gagner Velika Hoca, dont la situation géographique, à quelques kilomètres d’Orahovac et proche des montagnes, lui permet de bénéficier d’un climat des plus favorables à la culture de la vigne. Une situation privilégiée qui en fit la plus célèbre région viticole de la Serbie médiévale. Le monastère de Decani possède d’ailleurs des vignes dans ce village où nous sommes attendus par la famille Petrovic. Ces aubergistes et viticulteurs ont accueilli dans le passé l’écrivain autrichien dont nous suivons les pas. Le dîner y sera roboratif : poivrons, plateau de charcuterie, grillades, viennoiseries et une magnifique tête de cochon froid. Le tout arrosé de vins blancs et rouges du vignoble familial. La nuit s’annonce glaciale même si nous ne sommes qu’à 460 mètres d’altitude. La température est négative et le froid très sec.

Au petit matin, comme Peter Handke, nous nous sommes aperçu que depuis la place du village, « vers le sud, le regard portait bien au-delà de Prizren et de sa plaine, jusqu’aux montagnes toujours enneigées en mai, derrière lesquelles commençait la Macédoine et où le bleu lointain laissait déjà pressentir la Grèce ». Ces montagnes, ce sont les Monts Sar qui culminent à plus de 2700 mètres d’altitude. Malgré l’extrême fraicheur, le pope du village, figure ecclésiastique connue dans toute la région, célébrait sa messe du jour dans une des églises décorée de fresques du village.

Le Père Milenko, curé de Velika Hoca, célèbre le Saint Office dans l’église saint-Stefan, janvier 2020.

Prizren devait être notre dernière halte au Kosovo. La grande ville du sud de la province comptait encore 10 000 Serbes parmi ses habitants avant le conflit. Ils furent sommés de partir, sans guère d’espoir de retour, au plus fort du pogrome de 2004, lorsque leurs maisons du centre-ville, regroupés aux abords de leur séminaire orthodoxe, surplombant la rivière, s’embrasèrent tout comme les églises. Ce séminaire a été rebâti et abrite aujourd’hui la trentaine de Serbes qui sont revenus vivre ici, envers et contre tout, dans cette ville hérissée de minarets qui dégage un incomparable parfum balkanique d’avant 1912. On se croirait encore sous la domination Ottoman et on se trouve surpris de contempler le modèle d’une vignette d’Hergé dans Le sceptre d’Ottokar.

À la sortie de cet émouvant petit périple, lancés à pleine vitesse dans les lacets de l’autoroute qui descend de Prizren à Tirana, nous pouvions songer à la définition des Serbes donnée par Peter Handke : « Un grand peuple méprisé tout à travers l’Europe et qui ressent cela comme incroyablement injuste et veut montrer maintenant au monde, et même si celui-ci ne veut rien entendre, qu’il sensiblement autre. »

Jérôme Besnard

  1. Paru en France sous le titre Un voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina (Gallimard, 1996).
  2. Peter Handke, Les Coucous de Velika Hoca, La Différence, 2011.
La rédaction de Balkans-Actu

La rédaction de Balkans-Actu

Sur le même sujet

Aucun autre article lié

Inscrivez-vous maintenant

Pour recevoir nos derniers articles dés leur sortie !